Kerali n°7 : PSYCHANALYSE ET POLITIQUE
Mai 2024
Jacques Lacan indique à plusieurs reprises dans ses séminaires le lien qu’entretient le social à l’inconscient : « l’inconscient c’est le social » ou encore « l’inconscient, c’est la politique », dira t-il. Le séminaire à l’étude cette année est L’Envers de la psychanalyse. Dans ce séminaire, Jacques Lacan développe une logique des discours.
La logique des discours permet-elle d’éclairer notre société contemporaine et donc le fonctionnement des sujets qui la constituent ? Puisqu’un sujet n’est autre qu’un effet de discours, qu’en serait-il du sujet contemporain ? Certains parlent de nouvelle économie psychique, d’autres de psychose ordinaire… La psychanalyse est-elle une politique ?
Kerali n°7 : Sommaire
Editorial
PSYCHANALYSE ET POLITIQUE
De la politique à l’anatomie et retour par l’inconscient, Bernard Vandermersch
La psychanalyse explique t-elle pourquoi le nazisme a été populaire ? Charles Melman
Malaise dans la culture, à quoi s’en tenir aujourd’hui ? Patricia Le Coat
Le « wokisme » : malaise dans la culture ? Marie Phelep
SOCIETE ET QUESTIONS CLINIQUES
L’automatisme mental, Marie Westphale
L’actualité de la clinique des psychoses, Michel Jeanvoine
LANGUES
Quelques questions et commentaires, Clément Guillanton
Les sujets de langues étrange errent, Carlos Antonio Ruiz-Eldredge
POESIES
Chemins, Catherine Laloux
Prendre soin, Catherine Laloux
Pour la poesis, Marie- Christine Rozec
HOMMAGES A CHARLES MELMAN
par Marie Bernadette Créac’h
LISTE DES CONTRIBUTEURS
Kerali n°7 : PSYCHANALYSE ET POLITIQUE
Édito
Françoise Angelini,
Présidente de l’ALI Bretagne
L’inconscient est l’objet de la psychanalyse. Jacques Lacan nous dit qu’il est structuré comme un langage : « Ton inconscient sait toi », dit-il.
L’humain, animal social, est représenté par un signifiant pour un autre signifiant au champ de l’Autre, trésor des signifiants. Animal social dénaturé par le langage, le sujet existe d’être attendu, prédit à une place par son autre secourable, désirant, qui le nomme en usant de la parole dans une certaine langue reçue et transmise en héritage. Chaque infans advient dans ce bain culturel du langage. Il doit consentir à se marquer du signifiant UN, du trait unaire. La division subjective qui le fait advenir par la perte de l’objet a l’y inclut. Il peut alors créer son monde en le nommant, s’y orienter, réinterprétant la langue par les signifiants de la langue qui le corporise. Dans ce mouvement de tissage symbolique de lalangue à la langue, elle devient son abri, sa maison commune, elle définit les frontières du groupe social auquel il appartient. Elle est l’effet de l’histoire de ce groupe, de ses valeurs, ses lois, ses interdits fondamentaux. Cette langue est vivante.
La politique, c’est la structure de l’organisation de ce groupe dans ses rapports internes et externes dans la recherche d’un équilibre des pouvoirs et des jouissances de l’individuel au collectif. Éduquer c’est transmettre les règles, les interdits. La loi engage le refoulement des pulsions, leur sublimation et permet de faire société dans une culture. Dans l’envers de la psychanalyse, Jacques Lacan écrit quatre discours sans paroles pour élaborer les places que chaque sujet prend dans le lien social : quatre structures de son rapport d’un autre à l’Autre. Cette théorisation articule une lecture politique de la négociation des places : de l’individu dans la famille, de la famille comme institution inscrite par ses appartenances aux autres institutions qui font le tissu social de la cité. Autant de vies nouées ou dénouées par la logique de l’inconscient de chacun, par son fantasme. Le malentendu qui structure nos rencontres se complexifie des métissages dans les échanges entre cultures où la vérité est affirmée dans des langues étrangères nécessitant la traduction. Les outils numériques de communication mondialisée le densifient.
Le manque dû à la perte originaire de l’objet a fait naitre le désir de sa quête. Les « communicants » contemporains entretiennent ce désir par la croyance que cet objet est récupérable. La structure du discours capitaliste donne à repérer combien le sujet est pris dans la logique économique. Il recherche la jouissance de l’objet présentifié dans un pari qui lui permet de maintenir le déni de la perte absolue. Il est addict, monopolisé par cette recherche éperdue, infinie. La psychanalyse écoute le malaise du sujet contemporain. Elle est un outil d’observation du politique.
Hommage à Charles Melman
Marie Bernadette Créac’h
Le 23 mars 2023 à Saint Martin des champs
Un hommage à Charles Melman, nous l’avons souhaité pour ce premier numéro de Kerali à paraître depuis sa disparition le 20 octobre 2022 : Ainsi en aura décidé sa destinée, condamné comme nous sommes tous à jouer la partie qu’est la vie avec une main, des cartes, dont nous ignorons la couleur, la hauteur.
Rendre hommage à Charles Melman passe par ce qui nous lie à lui au-delà de la mort et qui, pour ceux qui se sentent par cet hommage concernés, passe par le transfert. Transfert de la cure ou du contrôle, d’un lien toujours singulier. La lecture des transcriptions de Séminaire actualise ce transfert d’une parole vivante et vigoureuse.
Lacan a travaillé et produit son œuvre à partir de son retour à Freud. Charles Melman s’est inscrit dans ce rapport, après avoir été analysant de Lacan et auditeur de ses Séminaires. En faisant lui-même Séminaire et en fondant avec quelques autres après la mort de Lacan, l’Association Freudienne qui deviendra plus tard l’Association Lacanienne Internationale, il a à sa façon fait là aussi fonctionner cet écart entre 1 et 2, écart qui renouvelle l’acte de fondation de Freud comme le sien quand il a voulu qu’existe l’Association Freudienne.
Nous devons aussi ne pas oublier le lien très important qu’il avait avec la Bretagne. Je ne sais pas ce qu’il y trouvait, il n’a pas manqué d’interroger le lien des bretons à l’ALI, non pas en terme d’identité, ce dont il avait grande méfiance, parlant plutôt des identités. Son amour profond pour l’école de la République, lieu qui transcende les différences, au-delà des religions, des langues et des cultures, ne pouvait manquer d’interpeller certains des bretons que nous sommes, portant en eux les marques d’une destitution de la langue de leurs ancêtres par la politique de Jules Ferry.
Son rapport aux bretons n’était pas sans rappeler son rapport aux femmes, plus précisément à la position féminine : quand S2 est en place d’autre, en place Autre. Toujours attentif à donner la parole, à mettre au travail le sujet de l’inconscient, au plus prêt de ce qui fait la texture, le texte, la lettre du sujet, qu’émergent de ces questions les signifiants maître de celui qu’il rencontrait.
A la condition, bien entendu que celui qui est appelé à la place du maître consente à s’éclipser, se décaler, comme lui-même Melman ne manquait jamais de le faire, ses silences que nous regrettons de ne pas savoir égaler.
Un autre trait de son rapport à la vie des groupes de psychanalystes, dans leurs projets, leurs organisations, sa grande disponibilité, toujours d’accord de répondre aux invitations, comme aux demandes de rendez-vous rue des Archives.
Nombre d’entre nous ont relevé ses accès d’humeur, je dirai sa virilité, capable d’assumer, de trancher quand il repérait chez l’autre une position féminine, sans que celle-ci ne soit jamais écrasante ou dominante. Juste efficace.
Le discours psychanalytique qu’il représentait, peut-être qu’il incarnait, l’amenait à voyager réellement mais aussi à traiter de la géopolitique comme il traitait de la rencontre avec l’autre dans son altérité. Il était capable d’une analyse extrêmement fine et précise, percutante des mouvements historiques, politiques, géographiques du monde.
Il ne pourra que nous manquer, aujourd’hui que nous devons faire sans lui, c’est à dire en supportant le silence absolu dans lequel nous entrons sans qu’il soit là pour nous encourager, seulement pour dire encore et encore, savoir que ce n’est pas ça bien sûr, mais qu’il faut quand même continuer.