Origine et commencement. Un nouveau sophisme.
Pierre Marchal et Michel Jeanvoine à Rennes
Pierre Marchal, Michel Jeanvoine - 21 septembre 2024
Origine et commencement. Un nouveau sophisme.
Pierre Marchal et Michel Jeanvoine à Rennes
Pierre Marchal, Michel Jeanvoine - 21 septembre 2024
Pierre Marchal : Vous trouverez sans doute curieux de parler d’Origine et de Commencement pour introduire le sujet qui nous préoccupe ce matin, à savoir : l’impact sur notre pratique clinique de ce que nous pouvons tenter de repérer dans ce texte que nous propose Lacan, intitulé Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Avec ce sous-titre : Un nouveau sophisme.
Comme vous le savez certainement ce texte, publié dans les Ecrits au Seuil, en 1966, trouve sa première version dans une commande de la revue d’art « Les Cahiers d’Art », datant de 1945 ! Jacques Lacan n’aura de cesse, tout au cours de ce qu’on appelle improprement, à mon avis, son « enseignement », de revenir sur l’importance de ce qu’il nomme « le Temps logique ». Mais il convient de retenir que ce « temps logique » n’est pas autre chose que le déploiement de cette certitude anticipée. C’est là l’hypothèse que je soutiens.
Vous le savez sans doute, ce temps logique présente trois scansions : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure. Autant dire, c’est mon hypothèse, qu’il s’agit là d’un texte dont l’objectif est de qualifier ce qu’il en est de l’acte analytique. Qu’en est-il de l’intervention de l’analyste dans la cure ? Pour preuve, la manière dont Jacques Lacan, dans L’Envers de la Psychanalyse (nous ne sommes plus en 1945, ni même en 1966, mais en 1969-1970) écrit le discours du psychanalyste, où c’est le fameux objet petit a qui est en position d’agent.
Pour nous rafraîchir la mémoire, rappelons-nous que les quatre discours sont articulés sur une structure commune de places qui, elle, ne change pas :
l’agent l’autre
la vérité la production
Sur cette base, le discours de l’analyste, celui qui nous intéresse ici, dispose l’objet a en position d’agent.
a S barré
S2 S1
Et qui, de plus, instaure un impossible entre S1 et S2.
Ce qui a pour conséquence de faire de S barré l’autre. On pourrait encore dire : le producteur, S1 ce qui est produit (dans le meilleur des cas un nouveau signifiant ?) et S2, le savoir en position de vérité. Ce qui n’est pas, pour moi, sans poser question. Sinon d’entendre qu’il s’agirait là de l’ébauche d’un nouveau savoir suscité par ce nouveau signifiant S1. Dans tout discours, s’il y a un impossible, il se situe justement entre ce qui s’écrit en place de production et ce qui trouve place au lieu de la vérité ! Ici, dans l’écriture du discours de l’analyste, cet impossible se joue entre S1 (production) et S2 (le savoir).
Ce qui dit sans doute l’impossible qui existe entre le S1 – nouveau signifiant – et S2 (le savoir). Avec l’invention-production- de S1, ce n’est pas d’un savoir qu’il s’agit ; mais de l’invention-production- d’un signifiant S1 inédit !
Mais j’en reviens à ma question initiale : pourquoi aborder cette question, comme le suggère mon titre par le par le biais de ce qui se joue entre l’origine et commencement ? J’espère que le développement que je vais vous proposer pourra l’éclairer, mais d’ores et déjà, je peux vous dire qu’il a, ce problème, directement à faire, du moins dans la manière que je tenterai de vous l’amener ici, avec le propos même de ce texte de Lacan : le Temps logique dont je vous rappelle, une fois encore, avec un peu d’insistance – je m’en excuse – qu’il est centré sur :
L’assertion de certitude anticipée
Un nouveau sophisme
D’abord, nous garderons en mémoire qu’il s’agit d’un « sophisme ». A savoir qu’il se démarque de toute tentative de saisir, d’une façon ou d’une autre la Vérité. Que ce soit par la démarche philosophique qui vise à récuser la sophistique pour accéder à quelque chose de l’ordre d’une vérité, ou que ce soit, dans la période de notre modernité, par la méthode scientifique qui prétend énoncer des vérités, même si elles sont toujours réfutables.[1]
Mais au-delà de cette question du sophisme, ce qui nous importe davantage, c’est évidemment de nous poser cette question : sur quoi porte cette « cette certitude anticipée » ?
Il s’agit pour Lacan de proposer ce nouveau sophisme dont le cœur est d’avoir accès à cette certitude anticipée de ce qu’est être un homme
Entendez bien : la certitude anticipée, celle qui prendra corps, si j’ose dire, dans le « moment de conclure ». Je vous cite Jacques Lacan dans la conclusion de ce Temps logique, par quoi, d’une certaine manière, il conclut son propos en abordant la question du collectif. Ce qui n’est pas un hasard, sans doute. Je vous cite Lacan :
« Assurément plus près de sa valeur véritable apparaît-elle…
[Il s’agit de la logique implicite du temps logique]
… présentée en conclusion de la forme ici démontrée de l’assertion subjective anticipante…
Et je souligne cela, parce que, je suis persuadé qu’au fond, le Temps logique se résume à cette assertion subjective anticipante. C’est peut-être un peu radical, mais c’est ma conviction.
… à savoir comme suit :
« 1° Un homme sait ce qui n’est pas un homme ;
« 2° Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes
« 3° Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme »
C’est sans doute dans ce troisième point que l’assertion subjective anticipante trouve à s’inscrire dans le « moment de conclure » sur lequel nous reviendrons en conclusion.
J’en viens à la position de Lacan sur la dimension de l’origine telle qu’on peut la lire[2] dans la leçon du 21 juin 1972 du séminaire … Ou pire, dernière leçon de ce séminaire, où il refuse radicalement que l’on parle de l’origine :
« … il n’y a pas de discours sur l’origine qu’à traiter de l’origine d’un discours, qu’il n ‘y a pas d’autre origine attrapable que l’origine d’un discours et que c’est ça qui nous importe quand il s’agit de l’émergence d’un autre discours… »
Manifestement, ce qui importe pour Lacan c’est de récuser qu’il soit possible de se référer à une instance qui serait de l’ordre de l’origine. Nous sommes définitivement pris dans la logique du discours, c’est-à-dire dans la logique du signifiant auquel nous sommes soumis. Ce qui, dans les termes qui sont les miens, nous condamne effectivement à une logique de ce que je nomme le « commencement ».
Tentons de cerner ce qu’il en est de ce « commencement. Le commencement, je vous propose d’en trouver trace dans deux récits issus des Ecritures Saintes, autrement dit la Bible, à savoir le Livre[3] avec le récit de la Genèse et le Prologue de l’Evangile de Jean :
- La dimension de la création : ainsi « commence » le récit premier de la Genèse : « bereshit bara Elohim» que nous pourrions traduire par : « Dans le commencement, « en tête », Dieu créa… ». [4]
- La dimension du logos (première phrase de l’Evangile de Jean) « en archè èn o logos » au commencement était le verbe.
Mais d’où vient-il ce « logos » ? On ne le sait pas. Mais ce que l’on sait, c’est qu’il nous précède, que nous lui sommes soumis. Et nous sommes donc d’emblée dans l’ordre du « Commencement ». Et que, d’une certaine manière, il nous est impossible de nous soustraire à cette condition, qui définit notre condition humaine. Exit la dimension de l’origine !
Je serais tenté d’objecter : pas si vite !
L’objection de Lacan porte essentiellement sur la dimension du signifiant à laquelle, en tant qu’humain nous sommes soumis. Et, de ce point de vue, nous ne pouvons que souscrire à l’objection de Lacan.
Toutefois, il me semble que c’est faire sans cette troisième dimension qui serait (je dis bien « serait » : c’est à discuter), qui apparaît dans le nouage borroméen. Je veux parler de la dimension du Réel.
Je vous cite ici Le dictionnaire de la Psychanalyse de Chemama et Vandermersch. A l’article « Réel »[5], nous y lisons que le Réel se définit par :
« Ce que l’intervention du symbolique pour un sujet expulse de la réalité.
« Selon Jacques Lacan, le réel ne se définit que par rapport au symbolique et à l’imaginaire. Le symbolique l’a expulsé de la réalité. Il n’est pas cette réalité ordonnée par le symbolique, appelée par la philosophie « représentation du monde extérieur. » Mais [et c’est ceci qui est important pour témoigner que ce réel n’est pas une invention imaginaire] il revient dans la réalité à une place où le sujet ne le rencontre pas, sinon sous la forme d’une rencontre qui réveille le sujet de son état ordinaire. Défini comme l’impossible, il est ce qui ne peut être complètement symbolisé dans la parole ou l’écriture et par conséquent, ne cesse pas de ne pas s’écrire. »
[et j’ajouterai de ne pas se dire]
Reste à vérifier si ce que je nomme ici l’origine correspond à cette dimension réelle. Pour ma part, il me semble que oui, dans la mesure même, où, pour prendre les choses un peu différemment, c’est dans l’inconscient que ce réel se manifeste. Rappelez-vous la manière dont Lacan retraduit ce terme d’Unbewust en jouant sur l’homophonie du terme : « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre »[6].
Et pour terminer et avant de passer la parole à Michel Jeanvoine, je voudrais évoquer Freud et son insistance, à propos de l’inconscient et du refoulement à mettre en évidence ce qu’il nomme le refoulement originaire. C’est qu’il distingue un refoulement originaire Urverdrängung du refoulement du refoulement proprement dit (stade second du refoulement).
Cela me permet de revenir sur la dimension de l’origine à partir de ce travail que Freud nous a amené sur le refoulement originaire. Cela devrait nous permettre, peut-être, de revenir et d’appréhender autrement cette dimension de l’origine, ce temps de nos origines psychiques, temps où nous n’étions pas encore présents, même pas dans « la pensée » d’autrui, ceux-là même qui assumeront (ou pas, pour rester dans notre actualité) cette place de parent !
Nous n’y étions pas ! Et pourtant c’est de cette absence que nous venons !
Ce non accès à ce qui constitue nos origines pourrait nous permettre d’aborder d’une autre manière en nous référant à ce que Freud a avancé, précisément, quant au Refoulement originaire.
Vous me permettrez une dernière remarque qui concerne une remarque de Lacan dans la leçon du 13 janvier 1965 du séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. C’est dans cette leçon qu’il s’interroge sur « le lieu de l’Autre ». Et d’introduire cette nouveauté que ce lieu de l’Autre qui va commander la structure et qu’imaginairement nous inscrivons dans des coordonnées d’espace, tel que nous le fait entendre ce signifiant « lieu », c’est bien c’est bien de temps qu’il va s’agir. Et même de ce temps qu’on appelle logique
« le temps logique ou l’assertion de certitude anticipée … Dans toute identification, il y a ce que j’ai appelé « l’instant de voir », « le temps pour comprendre » et « le moment de conclure ».
C’est dans cette tripartite temporelle découpée par le temps logique que s’inscrit le rapport du sujet à l’Autre. Non plus le lieu de l’Autre, mais le temps de l’Autre. Et je vous renvoie à ce que nous avons tenté de comprendre de la fameuse assertion de certitude anticipée.
Je vous remercie et je passe la parole à Michel Jeanvoine.
Michel Jeanvoine : Merci à l’ALI Bretagne de cette invitation à travailler Le temps logique, que nous avions travaillé lors de journées à l’ALI en décembre 2022, vous pouvez d’ailleurs trouver sur le site de l’ALI l’ensemble des travaux effectués à cette époque là, je crois qu’ils ont toute leur importance. Cette question du temps logique est quelque chose qui n’est pas très souvent travaillé, et assurément pour des raisons essentielles. En effet c’est un texte autour duquel on tourne, chacun y entre à sa manière. Je voulais donc remercier Pierre pour ce travail que je vais essayer de discuter. Mais tout d’abord je voudrais faire une première remarque clinique. Philippe Larbat a souligné l’importance de travailler cette question du temps logique en référence à la clinique. Quelle place, quelle importance a le temps logique dans notre clinique ? Il y en a une première qui est déjà toute simple à repérer, ce serait peut-être déjà celle-ci : quel usage avons nous de ce texte ? C’est-à-dire, là, notre clinique ! Comment s’y prend-on pour travailler, ou ne pas travailler, ce texte. Parce qu’il me semble, pour l’avoir examiné sur moi-même, pour en avoir fait l’épreuve, que ce texte est vraiment tout-à-fait particulier, qu’on y entre vraiment à reculons. Je ne sais pas quelle est votre expérience de lecture de ce texte. On a tous fait l’effort de le lire, c’est probable, et au bout de quelques pages on s’arrête, frappé d’épuisement. C’est l’expérience que j’en ai. Et ce qui nous met dans cette position, ensuite, d’y revenir. Et ainsi de suite. C’est-à-dire que c’est un texte autour duquel on tourne. C’est un texte qu’on ne saisit pas. Manifestement il y a quelque chose, à la lecture de ce texte, qui nous échappe. Et qui donc nous amène lorsque essayons de travailler ce texte, nous introduit à une certaine forme d’horreur, qui n’est pas sans rappeler, me semble t-il, ce qu’il s’est dit à propos de l’acte analytique, que l’analyste a horreur de son acte. Puisque dans l’acte analytique, lui, l’analyste, en tant qu’analyste, se trouve aussi déplacé. Et que le sujet, avec les enjeux moiques qui lui sont toujours attachés, n’est pas prêt à disparaître pour renaitre, cette opération ne se fait “qu’à reculons”, elle se fait dans un certain contexte qui mobilise la temporalité, dont le temps logique, justement, essaie de traiter et de rendre compte. C’est justement l’objet de ce texte, ou son sujet ? Y rencontrer cette horreur en ouvrant les pages de ce texte fait alors partie de la question. Ça fait partie de la question, puisque pour Lacan lui même, ce texte surgit dans un contexte particulier, ce texte a une histoire… Plus qu’une histoire, puisqu’il trame, il trame au sens de la tresse, il trame tout son parcours depuis le début jusqu’à la fin. Tu rappelais, Pierre, son dernier séminaire “Le moment de conclure”. Si il s’appelle “Le moment de conclure”, ce n’est peut-être pas le fait d’un hasard. Donc ce qu’il nous faudrait examiner, ce que j’avais commencé à faire dans ces journées de décembre 2022, c’est examiner la place que tient ce texte chez Lacan. Quelle place a t-il chez Lacan ? Et on s’aperçoit alors qu’il y tient une place centrale, absolument essentielle. Et on lui découvre dans le même mouvement où, au fur et à mesure, on entre dans ce texte, l’importance de la place de ce texte dans le travail de Lacan. Son importance essentielle, puisque ce texte va faire bord à quelque chose, bord à un trou. Et que ce texte en fait, le mot me venait ce matin au petit déjeuner, en fait ce texte fonctionne comme un maelström, comme un trou. Je ne sais pas si vous connaissez Le maelström (cf. Une descente dans le Maelstrom), c’est une petite nouvelle, justement de quelqu’un que vous connaissez. Tout le monde connaît “La lettre volée” d’Edgar Poe, et bien c’est une petite nouvelle également d’Edgar Poe, Une descente dans le Maelstrom, de 30 ou 40 pages. Le maelström c’est un tourbillon qui fait fantasmer les romantiques au XIXème siècle. Le maelström existe, je suis allé le voir, certains font le déplacement pour aller le voir, pour voir ce que c’est. C’est un endroit où la mer est animée par un gros tourbillon, la mer paraît s’engouffrer dans la terre, comme vous pourriez voir dans un fleuve des tourbillons avec une espèce d’entonnoir, l’entonnoir que forme l’eau lorsque votre baignoire se vide, par exemple. Cela a une forme de petit maelström. Et bien il existe un maelström un peu plus gros dont Edgar Poe tire une petite nouvelle. Ça se trouve aux Lofoten en Norvège, c’est l’un des plus gros maelström au monde, ça peut faire au maximum avec les courants quatre, cinq mètres de diamètre quand même, cette espèce d’entonnoir. Et si vous arrivez là avec votre petit bateau vous vous trouvez bien embarrassé. C’est l’histoire, si vous voulez. Ce texte fonctionne comme un maelström. Alors bien entendu il vient à un moment donné chez Lacan, mais je ne sais pas si c’est l’objet de ce matin d’évoquer tout ceci chez Lacan, je ne vais pas prendre complètement le temps de déplier tout ça. Mais je crois qu’il faudrait pouvoir à un moment donné un jour consacrer tout un travail à cet examen. Puisqu’on sait comment aussi Lacan en travaillant Freud a pu faire le parcours du bord de ce qui organisait le fantasme freudien, l’endroit où lui, Freud, s’était arrêté, bord que Lacan a pu nommer et, ainsi, en faire quelque chose, avec la réalité psychique dans RSI. Voilà, Freud s’est arrêté là, sur la question du père, il n’est pas allé au delà, il n’a pas fait le pas que Lacan nous propose de faire avec le nouage RSI. Il s’est arrêté à la question du père, à la question du mythe, il n’est pas allé au delà. Lacan fait le pas de donner sa structure au mythe, et fait le pas du nouage borroméen, qui met en place certes la question du père et qui permet de repérer le point précis où Freud s’est arrêté. De la même manière, Lacan nous donne quelques premières indications. Très rapidement, que fait-il en 1938 avec l’identification spéculaire ? Il fait quoi ? Et ça doit lui venir, justement, dans un certain contexte, ça doit lui venir précipitamment, à Lacan. Il est précipité dans quelque chose, il se précipite. Et on sait d’ailleurs comment Lacan vivait, c’était quelqu’un qui n’hésitait pas, et qui choquait par son comportement, son allure, sa conduite automobile, la conduite de ses amours, dans sa conduite dans tous les domaines de sa vie il était habité d’une certaine manière de faire et de se comporter. Et qui était au plus près de ces questions là, bien entendu. Il est dans la précipitation. C’est-à-dire que lorsqu’on avance dans la vie on ne peut pas avancer d’une manière, je dirais continue. Il y a une certaine obligation – et c’est ce qu’il avait rencontré, et c’est ce qu’il a essayé de formaliser, justement, c’est ce dont il a essayé de rendre compte – une obligation de faire avec des discontinuités. Et c’est l’ordre du signifiant qui nous introduit à cet ordre la discontinuité. Donc comment traiter dans l’identification spéculaire la question de la continuité de l’imaginaire et la question de la discontinuité du symbolique. En 1938 c’était sa question autour de l’identification spéculaire. Si vous lisez ce texte qui a été remanié lui aussi après le texte sur le temps logique, vous verrez qu’il y a deux trois termes qui sont directement issus du Temps logique : l’anticipation dans la formation de l’image de ce petit enfant, le petit i de a, la précipitation et l’anticipation qui sont justement deux termes qui qualifient les enjeux du temps logique. Donc le temps logique est en jeu dans ce qui concerne la mise en place de l’identification spéculaire, c’est le jeune enfant qui s’introduit au langage dans son lien à la mère et dans son lien au désir de la mère, où se trouve en jeu la question de son Autre, à cette mère. L’enfant y entre, d’une certaine manière, et c’est par cette voie qu’il va symboliser quelque chose qui spécifie l’ordre symbolique. Et ceci, pour l’enfant, par la voie de la mise en jeu du désir maternel. Donc ça c’est Lacan en 1938, c’est son intuition. Il se fait très mal voir par ses collègues psychanalystes à l’époque, il est seul dans le travail, seul avec son intuition. Après 1945, que fait-il ? Il publie de manière très discrète, latérale, parce qu’il ne s’adresse pas aux analystes quand il fait ça, vous l’avez remarqué, ça ne sort pas dans les revues analytiques ce truc, ça sort dans “Cahiers d’Art”. C’est un truc, vraiment, marginal. Difficile de faire plus marginal, 600 exemplaires, pas plus ! C’est tout. Plus que latéral ! Et pourtant essentiel à ce qui sera son parcours ! Il écrit une première version de ce Temps logique. Temps logique qui essaie, très certainement, de rendre compte de la question de l’acte qu’il a été amené à poser. Il est devenu analyste d’une certaine manière, il a travaillé d’une certaine manière en faisant la place à la clinique de la psychose, comme on le sait. Et il essaie d’en rendre compte, c’est pour ça que j’ai dit, que j’ai avancé – et je ne sais pas si c’est très juste – que ce texte était dépositaire d’une question de Lacan, avec ses premiers éléments de réponse. Et une question qui fait trou, pour Lacan. Trou qui va donner sa dynamique à son parcours.
PM : Quand on lit la petite introduction où il explique sa démarche, Mes antécédents, c’est très clairement dit ce que tu rappelles ici. Si bien que la question que nous devons nous poser, est-ce que nous sommes prêts à assumer cette place d’analystes aujourd’hui, comme un nouveau sophiste ? Est-ce que nous sommes prêts ? Parce que je crois qu’une des difficultés que nous avons avec le texte du Temps logique, c’est que nous voyons bien où il veut en venir. Mais nous ne voulons pas de cette place là. Enfin, je ne veux pas de cette place là. Et vous ? Est-ce que vous serez d’accord d’être un nouveau sophiste ?
MJ : Et sa question, il va pouvoir la travailler et la déplier dans ses séminaires. On peut comprendre de cette manière que dans ses séminaires, chaque fois il est fait référence à ce petit fil rouge qui est là, qui est sa question à lui. Et alors on voit comment il la déplie, et qu’il ne peut faire là dessus, je dirais, lui aussi, comme nous, nous aussi on ne peut pas faire autre chose que de faire, faire quoi ? Que de tourner autour. On fait un parcours. On tourne autour de quelque chose. On fait le tour, un tour, plusieurs tours… et qui s’avère être un tour qui n’est pas n’importe lequel. Une cure analytique, qu’est-ce que c’est ? C’est accepter de quelqu’un qui vous le demande, de faire ensemble un certain parcours. C’est-à-dire de faire le tour d’un trou au moins une ou deux fois. Voilà, faire un certain nombre de fois le tour d’un trou, c’est-à-dire de faire un parcours.
C’est de ce parcours dont traite le temps logique. Quels sont les enjeux de ce parcours ? Sur ce parcours il va nous en dire un petit peu quelque chose, au fur et à mesure, dans ses séminaires. Il va en passer par la lettre, et puis bien entendu il va en venir à la topologie puisque la lettre s’avère être en elle-même incapable de saisir ce réel. Comme tu l’as très bien rappelé en parlant du réel, quand tu as parlé de la question du réel, c’est le symbolique qui expulse de la réalité le réel. Le réel qui vient toujours dire non à cette saisie. La lettre, en elle-même, ne peut donc pas rendre compte du réel mais participe pleinement de sa mise en place. Et nous nous trouvons alors avoir à faire à des parcours et à des coincements, à des jeux d’entre-deux où l’être se love, ce qui introduit alors Lacan, très précocement, à une topologie. Le propre d’une topologie, c’est de répondre à cette question : comment, avec la continuité mise en jeu dans le travail même de nos élaborations, rendre compte de cette discontinuité introduite par ce réel, qui n’a de cesse d’insister, et qui pourtant vient organiser et commander le propos de chacun à partir du moment où cet être est parlant, habité par l’ordre du signifiant. Voilà ce qui semble organiser le propos lacanien et amener celui-ci jusqu’où ? À ce qu’il va appeler le “moment de conclure”. Le parcours de Lacan apparaît alors organisé et avoir la structure d’une topologie. De cette topologie il en rend compte jusqu’en 68 par la topologie des surfaces, bande de Moebius, cross-cap, bouteille de Klein.
PM : Oui, c’est ça. Est-ce qu’on ne peut pas s’arrêter un petit peu à cela. Je suis un peu perdu dans cette affaire là. C’est quelque chose qui apparaît dans le séminaire Problèmes cruciaux au moment où il parle du moment de conclure. Et il en arrive à dire que pour comprendre ce moment de conclure il faut passer par cette topologie des surfaces et de la bouteille de Klein.
MJ : On y viendra peut-être tout à l’heure, si j’entre d’emblée comme ça dans la bouteille de Klein on va perdre un peu la bonne distance sur notre propos. Ensuite, après cette topologie des surfaces qui rend compte, justement, d’un certain parcours avec la bouteille de Klein ou la bande de Moebius, il va introduire la topologie du nouage par la mise en jeu de la lettre et de la nomination. Donc ce réel dont tu nous as très bien parlé, Pierre, avec la question du nouage borroméen, dans le nouage lui-même c’est ce réel qui prend consistance, qui se prête à une lecture, dans le coup de force d’une lecture. A ce quelque chose qui vient nous dire non, et bien ce non va prendre écriture. C’est de ce non qui prend écriture que se noue le nœud. C’est l’objet du Temps logique, ça. C’est dans le Temps logique si on le lit, dès 1945. Et en 1966, il réécrit le Temps logique qu’il avait écrit en 1945, parce qu’il a formalisé ce parcours topologique par le biais des surfaces. Et en 1966, avec la publication des Ecrits il se permet de réécrire ce texte du temps logique en apportant des modifications, qui ne sont pas n’importe lesquelles. Sur ce texte de 1945 il apporte des précisions, voire des modifications qui portent sur quoi, justement ? Qui portent sur les deux motions suspensives qui habitent et structurent ce temps logique, qu’il appelle encore « les deux scansions ». Ces deux moments d’hésitations, où le prisonnier va hésiter, et où les trois hésitent en fait. Et qui sont des temps essentiels au processus même, à la dynamique même de ce temps logique, puisque ce sont ces deux scansions, qui en prenant écriture, participent de cette sortie précipitée. En effet si je consens à un temps de retard sur B et C je ne pourrais jamais conclure, et ne saurais jamais si je suis blanc ou noir. Je ne peux sortir de cette affaire là qu’en affirmant, par ma sortie précipitée, que je ne suis pas noir, donc blanc… et chacun fait ce même raisonnement, dans une même précipitation anticipée. C’est la précipitation elle-même qui fait de moi, entendez bien, ce n’est pas le raisonnement qui fait de moi un blanc, c’est la précipitation de ma sortie qui fait de moi un blanc. D’où la précipitation.
C’est là où la question du temps logique prend toute sa spécificité. Il ne s’agit pas d’une logique du temps. Mais d’un temps logique où ces instances temporelles participent en tant que telles au travail de logique qui ouvre à une nouvelle identification. Ce sont des instances temporelles, instant de voir, temps pour comprendre, moment de conclure, qui sont nouées ensembles, elles ne sont pas successives, elles sont nouées ensembles, l’une ne va pas sans l’autre. C’est pourquoi pour répondre à ce que tu disais, c’est l’assertion de certitude anticipée qui est le cœur du temps logique, mais c’est les trois ensemble. Il ne peut pas y avoir d’assertion sans l’instant de voir, et sans le temps de comprendre.
PM : D’une certaine manière ça anticipe le nouage à trois.
MJ : Oui. Il y a là cette précipitation qui va mettre un terme à ce temps de retard et qui va permettre cette issue salutaire, comme le dit Lacan, dans la hâte, c’est l’objet h(â)té. Il y a là une coupure qui se fait et trouve écriture. C’est là où ce temps logique prend le statut d’un acte, c’est une logique de l’acte, et c’est une logique qui met en jeu l’écriture, comme toute logique, mais ici une écriture inconsciente. Ce sont les jeux de l’inconscient, là. Ce sont les jeux de l’inconscient dont un analyste, Lacan, a essayé de rendre compte au plus près. Jeux de l’inconscient dont il est habité, sur lequel il n’a pas complètement la main, et qui l’amènent à son parcours. Et donc de ce parcours on ne peut en rendre compte que par des voies qui mettent en jeu cette anticipation. Et on ne peut que conclure toujours de travers, le réel vient nous le rappeler. Il n’y a pas de conclusion autre que de travers, on est toujours à côté. Mais de ce constat qu’on est toujours à côté il est possible de tirer des conclusions, c’est là justement où le nouage borroméen proposé prend tout son intérêt. Parce que au cœur de cette affaire là, avec ce réel qui s’écrit, ce réel en s’écrivant noue et met en place quoi ? Autre chose qu’une énigme, un impossible. Ce nouage, avec cette écriture du Réel, civilise ce Réel qui vient toujours nous dire non. C’est ce qui fait que nous pouvons nous parler, et qu’aujourd’hui on va pouvoir tranquillement, non pas d’une manière universitaire, travailler cette question là avec vous. Et ce qu’on attend, ce sont vos remarques, pas tellement vos questions, certes vos questions mais aussi vos réponses. Parce que c’est des réponses de chacun, je dirais, c’est en avançant nos réponses qu’on vient trouver nos butées. Ce n’est pas en posant nos questions et en conservant nos réponses dans les poches. C’est justement en sortant nos réponses de nos poches qu’on va faire l’épreuve de ce frotti-frotta. Et c’est de cette manière qu’on peut travailler, que les idées viennent, et qu’une séquence logique mettant en jeu le Réel s’ouvre.
PM : Il ne faudrait pas penser non plus que l’issue du nœud borroméen est une issue pour sortir de cet embarras que nous avons avec… C’est une autre manière de venir dire le maelström.
MJ : Oui, c’est une manière de venir civiliser cette affaire là. C’est une manière de faire avec et non pas contre.
PM : Et donc maintenant je pense que vous avez la parole, si vous le voulez bien.
Françoise Angelini : Merci à vous deux de nous partager vos échanges et de proposer que nous y participions.
Dans l’article de J. Lacan que vous travaillez ce matin, le concept de « temps logique » retient mon attention. Peut-on lire cet article en évoquant le séminaire de J. Lacan « L’identification » où il est question (me semble-t-il) de ce temps durant lequel l’infans consent à se marquer du trait unaire, signifiant Un qui le représentera auprès des autres signifiants. Ce temps est celui de son inscription dans l’ordre symbolique. C’est le temps de la perte absolue de l’objet et de sa quête, le temps de l’impulsion d’un rythme singulier des tours du désir inconscient et de la demande… C’est le temps du nouage de l’Imaginaire du Symbolique et de Réel par le Nom Du Père. Vous dites que le Réel en s’écrivant noue et met en place un impossible qui le civilise et vient nous dire non. Est-ce que vous définissez ainsi la chaîne des signifiants ? Vous avez dit « le Réel expulsé par le symbolique »… Quand je lisais le séminaire R.S.I, j’avais interprété par ma lecture que les signifiants qui permettent de nommer chaque chose entament le Réel, qu’une cure permettait de symboliser ce qui était inconscient, encore inélaboré, existant dans le réel…
MJ : Avec votre question, le terme « entamer » m’embarrasse un petit peu, parce qu’on pourrait penser, en usant de ce terme, qu’il y a un capital de Réel, comme ça, qui serait entamé quelque part. Et bon, on viendrait… Or, ce Réel il est produit, mis en place, c’est-à-dire que plus il y a de Symbolique, plus il y a de Réel, plus ça vient dire non. C’est bien l’expérience du névrosé qui dit : moi je reste dans mon coin planqué, je n’en fais pas l’épreuve. J’y vais avec mes questions et non pas avec mes réponses. Je n’en fais pas l’épreuve, de ce réel qui vient dire non, pas de frotti-frotta. Surtout pas. Ce Réel, on le rencontre en prenant sa place de sujet. C’est toute l’expérience de la vie amoureuse, ça, aussi, bien entendu. Ce Réel n’est pas du tout un capital qu’on entamerait, comme à la Caisse d’Epargne où je tire un bon, je tire un petit peu d’argent tous les mois, ou pour ma semaine. Pour ma part ce n’est pas l’idée que j’en ai, de ce Réel, puisque celui-ci il se met en place. Et donc chacun en faisant l’expérience de ce Réel comme c’est le cas dans le Temps logique, fait l’épreuve de ce non. Et comment faire autrement que de ce non, le nommer, s’en saisir par la rencontre. Vous évoquiez la question du trait unaire, s’apercevoir que ce qui vient à chaque fois dire non, si c’est quelque chose qui à chaque fois s’écrit, va venir s’écrire du même trait, et pour chacun, d’une manière indépendante et particulière. Et c’est ce qui se produit à la fin du temps logique puisque chaque prisonnier en fait une expérience qui est autre aux autres, chaque prisonnier en fait une expérience singulière. Et dans son expérience singulière d’une rencontre d’un réel qui vient lui dire non, est amené, justement, à s’autoriser d’un trait, blanc, qui est justement une manière d’écrire ce réel qui vient lui dire non. Et chacun fait le même parcours à son insu, à l’insu des autres. Et à l’arrivée chacun se rend compte, qu’ils se reconnaissent entre eux comme étant des blancs, comme étant hommes, sans savoir exactement pourquoi ou en en sachant un tout petit peu, sans savoir ce que c’est qu’être blanc ou qu’être un homme. Par contre ils savent ce que c’est que de ne pas être un homme, ou de ne pas être noir. Mais savoir ce que c’est qu’être un blanc, non, ils ne savent pas, ils ne peuvent savoir. Parce qu’ils ont fait un saut, il y a eu un jump fondé dans la précipitation qui donne à ces quelques remarques conclusives de Lacan, leur statut.
Il faudrait peut-être pouvoir s’arrêter là, sur ces quelques termes, pour essayer de tirer ensemble quelques fils. Assertion – pourquoi l’assertion? – pourquoi la certitude? Qu’est-ce que c’est cette certitude ? Et l’anticipation? Sur quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette anticipation ? Qu’on prenne le temps peut-être de déplier ces trois termes là qui sont centraux dans ton intervention.
Et puis aussi la question de : qu’est-ce que c’est qu’un sophisme ? Il faut dire un petit mot peut-être sur la question des sophistes, et comment les sophistes se sont trouvés mis de côté à une époque et comment Lacan, d’une certaine manière réhabilite leur position. Mais à sa manière, puisqu’il parle de nouveauté, un nouveau sophisme. Et alors en quoi serait-il nouveau ?
Philippe Larbat : Je voulais simplement revenir sur ce que tu disais de l’arrêt de la lecture. Au bout d’un moment on s’arrête, on ne comprend plus. Et il s’en suit une phase de méditation, comme ça. Et dans cette méditation je me suis dit mais au fond est-ce que Lacan n’est pas en train de théoriser ce qu’il a déjà dit dans Séparation, aliénation ? Je crois qu’on retrouve un peu le même schéma de sortie du Réel par le Symbolique, en produisant du Symbolique. Et je crois que c’est le schéma qu’on retrouve dans le Temps logique.
MJ : C’est en sens inverse, Philippe, puisque le temps logique est écrit avant ça. Certes, en 1966 il réécrit, Et il développe cette question là du temps logique en passant par la question, justement, de l’aliénation – séparation etc., On peut y retrouver les enjeux du Temps logique. Mais c’est dans l’autre sens. On retrouve les enjeux qui sont déjà là en 1945, mais qu’il essaie de déplier à sa manière pour essayer de rendre compte de sa question à lui. C’est plutôt en sens inverse. Puisque effectivement tu fais allusion quand tu dis ça, tu fais référence à l’écriture de 66, j’imagine…
PL : Disons que c’est simplement au niveau de la compréhension. On comprend un petit peu mieux le temps logique quand on relit ce qu’il a écrit sur l’aliénation, séparation.
MJ : Oui. Et dans chaque séminaire, il va en parler. Il y a une ligne, deux lignes, une demie page. Dans chaque séminaire, celui sur l’Identification, par exemple, il en parle, “… Ou pire”, il en parle, “Le moment de conclure”, “Encore”. Dans les trois quarts de ses séminaires on peut trouver une référence au temps logique. Pourquoi ? J’évoquais tout à l’heure le petit fil rouge de la Marine Royale, de la Royale anglaise, dans le cordage. Pour rappeler que cette corde était bien de la Royale, il y a un petit fil rouge tressé avec les autres fils qui forment tous ensemble la corde et qui signe l’appartenance du cordage à la Marine anglaise. Et si sur votre brick vous avez une corde avec un petit fil rouge c’est que vous êtes un pirate, vous possédez du cordage de la Marine anglaise ! Ca signe l’appartenance, c’est une signature. Et donc il y a un petit fil rouge qui participe du tressage de chaque séminaire, qui vient témoigner de l’architecture dynamique dans lequel est Lacan avec son travail.16
– C’est une question pour Pierre, ce n’est pas vraiment une question, c’est une petite voix adjacente. Vous avez dit « … ne cesse pas de ne pas s’écrire », ça on connaît, et : « de se dire ». Ou « ne cesse pas de ne pas se dire ». Je voulais savoir si c’est une piste de travail pour vous, ou pas. Parce que c’est quelque chose qui me parle, c’est le cas de le dire.
PM : Je ne pense pas avoir compris votre question.
– En fait ce n’est pas tout à fait une question, j’ai répété ce que vous avez dit, en fait. Ne cesse pas de ne pas s’écrire, on connaît, et vous avez lancé une piste, une hypothèse, est-ce qu’on pourrait dire « ne cesse pas de ne pas se dire ? ».
PM : Et en quoi ça vous fait question ?
– Je vous demande si vous avez envisagé ça comme une piste de travail ?
PM : Oui, oui. Certainement. Dans les discussions que nous avons eues, Michel et moi, ce sont des choses comme ça aussi qui surgissent. Qu’est-ce qu’on demande quand quelqu’un vient nous demander de faire une analyste ? Ça arrive encore même si c’est moins fréquent sans doute aujourd’hui qu’hier. Mais de quoi va t-on parler ? De ce qui se dit ou de ce qui ne se dit pas ? Michel proposait de ne pas demander : alors quelles sont vos questions ? Non, ce n’est pas ça : quelles sont vos réponses ? Quelles sont vos réponses, on ne va pas dire ça comme ça évidemment, mais partir des réponses que déjà le candidat à l’analyse a déjà formulé. Il n’y a pas moyen de ne pas formuler des réponses à cette question là. Ce sont des questions qui nous habitent.
MJ : Ce qui me vient à l’esprit en t’écoutant, Pierre, c’est qu’effectivement quelles sont nos réponses ? Quand on va rencontrer un analyste c’est justement que nos réponses nous embarrassent. On tient à nos réponses, c’est essentiellement notre symptôme, c’est une réponse. Je crois que le symptôme est une réponse, on peut le concevoir comme ça. C’est notre manière à nous de nous débrouiller avec cette question, donc ce sont nos réponses. Et c’est pourquoi le travail analytique, en tout cas dans la conception de Lacan, sa conception de la psychanalyse c’est quoi ? C’est de réintroduire, justement, un sujet à cette dynamique qui fait que le sujet se réinvente avec d’autres réponses. De nouvelles réponses, un nouvel objet hâté. Une nouvelle réponse qui certes est de traviole, mais de nouvelles réponses un peu plus civilisées que les précédentes. Quel est alors l’opérateur en jeu, quelle est la fonction en jeu qui fait que ce renouvellement est possible, et dans quelles conditions ça se fait, dans le transfert, et avec un Autre, un analyste qui est là, non seulement divisé, mais encore divisé dans sa division puisque c’est son travail. Pour pouvoir introduire ce sujet qui vient lui parler, à cette espèce de rencontre devant laquelle il va être obligé de… automatiquement, il a se trouver déplacé comme sujet. Il va dire oui j’ai parlé de ça, mais ça va mieux, je ne sais pas pourquoi. Mais je ne suis plus à la même place, je n’ai plus la même perspective, je ne vois plus les choses de la même manière, le monde n’est plus le même, ma réalité s’est modifiée. Qu’est-ce qui fait que la réalité, qui relève toujours d’un fantasme, se modifie, se transforme, que le sujet n’a plus les pieds à la même place, d’ailleurs aussi que son objet n’est plus le même ? Ce qui veut donc dire aussi que le bord qui organisait le lieu de cet objet n’est plus le même. Il y a donc eu une nouvelle écriture. Quelles conditions réunir et comment cela se fait-il pour qu’une nouvelle écriture entre en jeu ? Et qu’est-ce que c’est que cette nouvelle écriture ? Qui n’est pas du tout l’écriture de Derrida, l’écriture des scientifiques, qui est une autre écriture. De quelle nature est-elle ? Ce sont les enjeux du Temps logique, si le Temps logique est bien un moment, un temps d’écriture, une logique de l’acte. Parce que l’acte est un temps d’écriture.
Quand Lacan avance, il n’avance pas sans s’adosser, sans prendre appui sur le fond de sa clinique, bien entendu, et tout spécialement sur la clinique de la psychose, qui est absolument essentielle pour lui. Pourquoi est-elle si importante ? Ce n’est pas un petit truc dans son coin, c’est le fond sur lequel vient s’écrire toutes ses élaborations. Pourquoi ? Parce que justement dans la psychose cette fonction qui fait écriture, nouvelle écriture, et bien elle ne fonctionne pas, puisque ça va venir s’écrire du dehors. Ce n’est pas le sujet qui se déplace. Là où, au moment où le sujet est appelé à se déplacer, au moment de cette précipitation conclusive ce qui lui tombe dessus c’est l’hallucination. Ça on l’a déjà discuté à Brest et ailleurs, à propos d’un patient qui nous en a assez bien parlé. Ce qui était anticipé ce n’est pas la réponse qu’il ne pouvait assumer. Il ne pouvait justement soutenir aucune réponse, ce qui était anticipé s’imposait à lui dans les modalités d’une réponse d’un Autre xénopathique : une hallucination anticipée, et sa question était alors celle-ci : qu’est-ce qui fait que l’Autre qui me commande sait avant moi ce que je vais faire dans ce qui peut être ma liberté ? “Il sait avant moi ce que je vais faire, comment c’est possible” Il y a là quelque chose qui a à voir avec le temps logique tel que Lacan nous le propose. Mais ici, chez lui, cette fonction qui rend possible ce saut et l’assomption d’un nouveau trait, soit une identification, est comme invalidée. Et l’élément anticipé fait retour xénopathiquement. Dans le passage à l’acte par exemple, dans la psychose, qu’a beaucoup travaillé Marcel Czermak, les enjeux sont les mêmes. Le Temps logique pose bien la question de l’acte. Dans la psychose si vous amenez un patient à ce point précis où il fait l’épreuve de la rencontre d’un réel, le passage à l’acte xénopathiquement commandé, peut se déclencher. Ce n’est pas son acte à lui, il ne peut l’assumer. C’est vraiment un point de bascule, où nous nous apercevons, et il nous faut bien en faire le constat et en prendre acte, que cette fonction qui touche à la question d’une écriture qui va faire bord, peut être présente, ou en défaut. Sa symbolisation va rendre possible un travail analytique avec ce qu’on appelle la «traversée», ou « réinvention », il y a un moment où il y a quelque chose de la possibilité d’un nouvel appui pris. Ou alors, au contraire, ce seul appui pris va s’avérer xénopathique… Qu’en conclure, sinon un défaut de cette symbolisation qui ne permet pas cette réinvention et ce jump. Ce qui donne donc son actualité à ce quelque chose que Lacan en 1938 avait commencé à formaliser en travaillant la question de la psychose à partir de l’identification spéculaire, ou de son défaut. Le nœud, ou le nouage, entre l’Imaginaire et le Symbolique, est-il, ou n’est-il pas fonctionnel ? Si celui-ci l’était bien, l’Imaginaire pourrait se trouver habité par cette rencontre du Réel, il pourrait en faire quelque chose dans une nouvelle écriture. Alors que là, ce défaut témoigne qu’il y a quelque chose qui est, et c’était le mot de Lacan, après Freud, forclos.
– On peut dire « hors temps » ?
MJ : Oui, d’une certaine manière. Ce sont des questions cliniques que les analystes – la question du temps, la temporalité – se posent, ou devraient se poser… Si vous relisez “Le désir et son interprétation”, un certain nombre de séminaires de Lacan des années 50, il travaille la question du temps, et c’est là où j’avais une interrogation sur le temps de l’Autre. Le névrosé, et c’était une question de Lacan dans ces époques là, dans ses séminaires, le névrosé vient se situer dans le temps de l’autre, mais cette fois-ci, l’autre avec un petit a. C’est-à-dire qu’il laisse l’autre au commandement dans les scansions. Il vient se proposer comme cet objet de l’autre. C’est-à-dire qu’il ne s’autorise aucunement de la mise en jeu de ces instances temporelles, pour se mettre à son compte. C’est-à-dire faire l’épreuve du Réel, du zéro, du trou, il ne met pas ça à son compte, il laisse ça au compte de l’autre, donc au temps de l’autre. Avec ce “temps de l’autre”, ou “temps de l’Autre” nous marchons sur des oeufs dans la réponse qui peut être faite. De cette barre sur le A, le névrosé ne veut rien savoir. Il s’en déduit une soumission au temps de l’autre. Mais je suis en accord avec ta remarque, Pierre, si nous écrivons Autre avec un A, et nous pourrions même prendre soin de l’écrire avec une barre.
PM : En tout cas dans le Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, je pense que c’est le grand A. Je ne sais pas s’il est barré mais c’est le grand Autre dont il s’agit.
MJ : La question du temps est très peu travaillée par les analystes. Hors Lacan, qui parle de ces questions. Alors si, il y a les grands classiques quand même, la névrose obsessionnelle, la question du temps dans la névrose obsessionnelle, on en parle. Mais par exemple la question du temps dans l’hystérie, qui est une question quand même importante, on pourrait essayer de traiter de la question l’hystérie à partir de la question du temps, comme on peut le faire aussi pour le névrosé obsessionnel. La question du pervers et la question de la temporalité aussi, pourquoi pas, ce sont des portes d’entrée. Mais ce sont surtout les phénoménologues qui ont traité de la question du temps dans la psychose, parce qu’ils se sont étonnés de la temporalité de ces patients, ils ne sont pas du tout dans la même temporalité, ça n’a rien à voir. Ils n’ont pas d’histoire, ils sont infoutus de raconter une histoire, de se construire une histoire, il n’y a pas de mythe familial, ce n’est pas du tout ordonné temporellement. C’est-à-dire comme si la prise dans le temps il n’y en avait pas, comme si les choses n’étaient pas nouées, tressées, tricotées. Et ça, les phénoménologues ont été très sensibles à ces questions là dès 1920, 1930. Si vous lisez Binswanger, Merleau Ponty… Mais les analystes, assez peu. Or Lacan, lui, met les pieds dans le plat, il n’y a pas de salut hors du collectif, on ne peut pas s’en sortir seul, on est toujours un être du collectif parce que nous sommes parlants, il y faut du collectif, et il nous faut le prendre en compte dans l’opération, et c’est ensemble qu’on s’en sort, qu’on peut construire une sortie salutaire, par une identification qui s’avère dans l’après-coup commune. Certes de traviole, mais commune.
Florence Mesplède : Mais ça c’est la solution parfaite, l’issue salutaire pour tous… que tout le monde réfléchisse en même temps et sorte en même temps.
MJ : Non, non ce n’est pas ça. Lacan nous montre comment cette solution parfaite est habitée quand on la déplie et qu’on prend le temps de s’arrêter. Il complexifie un peu la chose en introduisant les deux mais cette solution en fait elle reste, je ne suis pas noir donc je suis blanc. Mais à ceci près que cette construction, que ce blanc prend un certain statut dans la rencontre de ces deux scansions, vous évoquiez la question du trait unaire, comme relevant justement de cette question là, ça a à voir avec la question du trait unaire, le trait de la pure différence. Mais parce que ce trait de la pure différence dont chacun fait l’épreuve, que chacun au bout du chemin se trouve identifié à la même chose. On a tous fait le même parcours en tant qu’être parlant, il n’y a rien d’identique à soi-même. Voilà, il y a cette identification qui est commune, d’où la mise en place toujours d’un universel. Et d’un universel qui peut prendre ou pas cette dimension… ce qui fait que les collectifs peuvent se transformer en communautés.
FM : On a tous fait le même parcours si on a fait une cure analytique, est-ce que ça nous préserve de la barbarie, dans les associations analytiques ?
MJ : Pas du tout, mais pas du tout justement. Bonne question.
FM : Je disais qu’on fait le même parcours si on fait une cure analytique, et est-ce que ça nous préserve de la barbarie dans les associations analytiques par exemple ?
MJ : La question est posée, je ne sais pas quelle pratique vous en avez, quelles sont vos réponses là dessus, quels éléments de réponse vous en avez. Est-ce que ça nous préserverait de la barbarie, ou quelle incidence sur la barbarie ? En tout cas Lacan semble dire, lui, que c’est de la barbarie elle-même, c’est peut-être un peu optimiste, que c’est de la barbarie elle-même, c’est dans les conclusions du Temps logique, que c’est de la barbarie elle-même que se génère ce trait civilisateur, qui serait justement la prise en compte de ce réel, pour sortir de la barbarie. Mais que cette épreuve, d’une certaine manière comme vous le soulevez, on a toujours à la faire, et toujours à la refaire. Quel est l’opérateur qui fait que de la barbarie on peut essayer de faire un pas, mais qui est toujours à refaire, quel est donc l’opérateur en jeu qui rend possible ça ? C’est la question de Lacan dans le temps avec le Temps logique. Et c’est en ça que c’est vraiment le cœur du travail de Lacan puisque c’est aussi le cœur du travail analytique. Et donc le cœur de la vie des groupes aussi. Comment travailler ensemble dans une association, et comment ensemble, ce matin, travailler de la meilleure façon possible cette question ?
Mickaël Saunier : Trois choses, quand je vous écoutais sur l’origine et le commencement, il m’est venu assez rapidement ce que chez Freud, quand le petit Hans est venu voir Sigmund Freud, il lui a dit je savais qu’un jour tu viendrais voir le Dr Freud. Donc ce commencement par rapport à l’acte, et on voit bien comment déjà Freud pose la question de l’acte et pas de l’origine, qu’est-ce qui vient faire que c’est quoi ta question. Donc là il y a une inscription, voilà. C’est juste ce commentaire. Deux choses, une question, à Brest nous avons beaucoup travaillé sur les présentations cliniques du rapport à la xénopathie et de la psychose, et il me vient cette question : est-ce à dire que ceux qui n’arrivent pas à tisser une histoire seraient dans un rapport à la psychose quand ils n’arrivent pas à construire une histoire, quand ils sont dans le factuel. On a beaucoup de nos patients qui sont dans le factuel, il n’y a pas d’histoire, ils arrivent là, c’est une question que je me posais, ce rapport à l’histoire quand il n’y a pas d’histoire. Et je ne suis pas sûr que la question de la barbarie dans nos associations, déjà je ne pense pas qu’on ait tous le même rapport puisqu’on tourne tous autour de nos trous, ce n’est pas du pareil. Mais peut-être c’est la question du pouvoir et pas de la barbarie dans nos associations. C’est là où on loge la question du pouvoir, et c’est peut-être pour ça qu’il y a une certaine forme de barbarie dans nos associations psychanalytiques. Et ça depuis quasiment tout le temps, quand on lit l’histoire de Freud et du collège, ce groupe initial. Et jusqu’à aujourd’hui. Deux choses, la question que je me pose, quand il n’y a pas d’histoire chez certains de nos patients est-ce que là on peut entendre quelque chose en rapport à la psychose, parce que ça ne s’acte pas, c’est factuel. Et juste une réflexion sur la question du pouvoir et pas de la barbarie dans nos associations.
PM : Je ne sais pas si on peut répondre à ça. La question de la barbarie, c’est un trou noir, pour moi. Surtout la façon dont, tout à la fin du Temps logique, Lacan ramène ça, dans une note je crois d’ailleurs…
MJ : Oui, c’est en 1945. La guerre de 1940 a été un moment où la barbarie a pris ses aises. De la barbarie des années de guerre d’ailleurs est sorti quelque chose dont nous faisons aussi en ce moment les frais, d’une certaine manière. Il y a eu une réponse en 45, apportée, celle de l’amour. Il suffit de s’aimer entre les peuples et puis ça va marcher. Or on s’aperçoit que ce n’est pas si simple que ça, ça ne marche pas comme ça, non plus. C’est-à-dire que la réponse apportée, celle de l’amour n’est pas… est de traviole, encore une fois.
PM : Ce que je peux répondre à brûle-pourpoint, si j’ose dire, c’est qu’il me semble qu’il n’y a pas d’autre issue à la barbarie que la castration. A savoir ce moment très particulier où un sujet sous l’influence du père réel – ça reste une énigme, ça aussi, la question du père réel – va être capable de voir le manque symbolique dans lequel il se trouve. Et ce n’est pas sans rapport, me semble t-il, je vous livre ce qui me vient, avec la question du temps de conclure.
MJ : Tu apportes une réponse qui est très freudienne. Cette réponse freudienne que Lacan aurait peut-être pu faire, Lacan amène d’autres éléments de réponse. Il ne parle plus de castration, là, il parle justement de la mise en place de l’impossible. Ce qui est une autre manière d’évoquer la question de la castration. Mais quand on évoque la question de la castration, on peut imaginer et penser qu’avec le refoulement ou qu’avec un certain nombre de choses on va pouvoir solutionner le problème. Or ce n’est pas de ça dont il s’agit. Ce que nous suggère Lacan c’est de, au contraire, c’est d’y aller voir, c’est de faire le pas de sortir de ce refoulement, de faire l’épreuve de ne pas céder sur son désir. D’aller y voir, et donc de faire cette épreuve du temps logique, justement. Avec ses réponses. D’aller y voir. Et faire le pas de s’affronter à cette rencontre du Réel. Et faire ainsi l’épreuve que, de toutes manières, les choses sont complètement articulées, à notre insu déjà. Et qu’il ne va pas se passer n’importe quoi. Et que, dans une certaine mesure, ça ne dépend pas de nous. Or le névrosé pense toujours que le monde dépend de lui et qu’il en est le centre ou le déchet. S’il n’avait plus à soutenir tout cela, tout cela finirait par s’écrouler. Pas du tout, ça tient tout seul.
PM : Michel, il me semble que ce n’est pas seulement une réponse freudienne que j’essaie de ramener ici. C’est ce qui se trouve dans le séminaire sur la relation d’objet. Cette manière de faire avec le manque qui est du côté de la castration.
– Ça me donne envie de dire, Pierre, que peut-être le rapport à la castration c’est un préalable. La mise en place est nécessaire, de base, pour ne pas entrer pour un oui pour un non dans la barbarie. Mais il me semble ensuite que la mise en jeu du rapport à l’Autre qui est tout le temps en question et qui est tout le temps à remanier. C’est-à-dire que les choses ne sont pas posées une fois pour toutes, il y aurait la castration et le rapport à l’Autre serait tranquille, organisé, avec des balises. A chaque moment de notre vie et des circonstances de notre vie au delà de nous, cette question est réactualisée et remet en jeu tout le mécanisme. Alors bien sûr le rapport préalable à la castration permet d’élaborer d’autres éléments de réponses que la barbarie, mais ça ne suffit pas. Pierre, justement, quand on lit le petit texte de Freud qui est au début de Psychologie des masses et analyse du moi, où il parle des considérations sur la guerre et sur la mort, il parle de ça. Il dit combien il est navré de voir que des peuples qui avaient atteint un niveau de civilisation, avec lequel on pensait que plus jamais on irait dans cette sauvagerie, y aller à cœur joie à l’occasion de cette guerre de 14-18.
PM : C’est bien que tu rappelles ça, il y a toujours une possibilité de retourner à la barbarie, d’être…
– D’être repris par ça. Il n’y a pas une opération de nettoyage qui nous garantirait définitivement…
PM : On n’est pas définitivement hors barbarie.
– Mais non, c’est-à-dire qu’on est tous concernés par cette question.
MJ : Tout à fait. C’est-à-dire qu’à partir du moment où cet objet qui se découpe viendrait se proposer comme le bon objet, le bien commun, c’est au nom de ce bien commun qu’on va pouvoir faire les choses les plus barbares. Puisque le bien est avec nous. C’est d’une banalité ce que je raconte ! Dans notre vie politique, quotidienne, c’est au nom du Bien, de ce que nous estimons être le Bien, que nous agissons. Ce n’est pas au nom du Mal, c’est au nom du Bien que ça se fait. C’est au nom du Bien que je te fusille. Et avoues que c’est pour ton Bien que je te fusille, que je te pends, que je t’enferme. Il n’y a pas que Staline avec les procès de Prague, de l’autre côté aussi, de tous les bords, de chaque bord.
De chaque bord justement où le Bien s’en déduit comme son Bien, sa valeur. Quelque chose nous amène d’une manière absolument logique et inéluctable vers ce point où l’autre se trouve piétiné de la manière la plus barbare qui soit, avec la bénédiction de ce Bien.
MJ : La question devient celle-ci, qu’est-ce qui fait qu’avec cet objet découpé, à partir du moment où on lui donne ce statut d’un Bien, quelque chose automatiquement de la barbarie se trouve engagé, avec une frontière, et dans un lien paranoïaque à l’autre. Ce sont des questions qui interrogent Lacan depuis les années 30. C’est cette question là de la paranoïa, de la psychose, et de ce qui peut faire que d’une barbarie peut se générer un peu de civilisation, c’est la question de la spécificité de cet objet du désir. Et donc la vie de nos associations, comme vous le soulignez, est toujours empreinte… on ne peut pas faire sans cette pente. Parce que cette pente est toujours présente, c’est notre pain quotidien. A partir du moment où nous avançons quelque chose il y a bien entendu son envers qui avance du même coup : non ce n’est pas ça. Alors c’est bien ce parcours qu’il faut être amené à faire avec l’Autre, parcours commun, pour, de manière collective, trouver cette sortie salutaire, si on peut en sortir, tout au moins avancer sur ces questions, faire ce parcours, parcours qui prend en compte ce tour du trou. C’est un parcours qui s’avère commun qu’il nous faut faire, comme dans une cure analytique, et qu’à chaque fois un tel parcours ne se fait qu’avec quelques autres qui veulent bien travailler avec vous. On fait des cheminements, on tourne autour, on fait des boucles, des arabesques etc. C’est pourquoi Lacan, au moment de conclure ne nous propose plus le nœud, le noeud à trois ou à quatre, il ne nous propose plus le nœud, il nous propose le tressage, la tresse. Vous n’êtes pas sans savoir qu’avec la tresse, si au bout de six croisements vous renouez les fils, vous avez un nœud borroméen. C’est merveilleux. C’est-à-dire que sans le savoir, depuis le fond des âges les femmes qui tressent leurs cheveux pour y mettre un petit peu d’ordre, dans cette tignasse, qu’est-ce qu’elles font pour pacifier la barbarie de leur chevelure, qu’est-ce qu’elles font, elles tressent leurs cheveux. Et bien elles font des nœuds borroméens, c’est incroyable ça. Donc la tresse. Six croisements avec trois brins. Et Lacan, nous dit, d’une certaine manière, nouer c’est tresser. Et si, avec cet objet toujours de traviole, le nouage est toujours à faire, la tresse, elle, n’est jamais bouclée, elle est ouverte, le coup suivant est toujours à venir dans le collectif, c’est toujours à tresser. Pourrait-on dire qu’elle nous introduit de fait, à une autre temporalité que celle du noeud boromméen ? Question.
Cet impossible trouve sa place dans les interstices d’un tressage, et peut-être jusque dans ce qui serait un consentement dans ce fait “qu’il n’y a pas de rapport sexuel”. Ce serait alors une manière de faire de l’impossible en le mettant à sa juste place ? Et que faire de l’impossible en le mettant à sa place ce serait faire œuvre civilisationnelle ?
PM : Faire de l’impossible ou faire avec l’impossible ?
MJ : Faire avec l’impossible et de l’impossible parce que tu en fais en même temps. Je ne sais pas si c’est satisfaisant comme expression, je ne suis pas sûr.
MR : C’était le terme « précipitation ». En fin de compte on tresse, on tresse, mais ça peut se dénouer. Et quand on dénoue ses cheveux… Et je pensais au surgissement dans la cure qui en fin de compte amène à se redécouvrir différemment, si j’ai réussi à bien articuler ce que je voulais dire.
MJ : A ceci près que Lacan nous dit que ce n’est pas la réflexion qui vous introduit à la précipitation, c’est la précipitation qui vous introduit à la réflexion. C’est-à-dire que ce n’est pas une logique du temps, c’est le temps qui participe du travail de logique. C’est la précipitation qui participe de l’assertion. C’est la précipitation qui fonde l’assertion et qui fonde la certitude. Ce n’est pas la certitude qui fonde la précipitation, c’est le contraire, c’est la précipitation qui fonde l’assertion. C’est l’inverse, c’est en ça que le temps est logique justement, c’est en ça que le temps participe dans ces trois instances, le voir, le comprendre et le moment de conclure, de ce travail de logique. C’est-à-dire de quelque chose qui fondamentalement nous échappe. Parce que quand on dit “il faut que je me précipite”, c’est le fruit de mon raisonnement. Ici il s’agit d’une fausse précipitation, c’est la précipitation du névrosé. Ce n’est pas la même précipitation, ce n’est pas de celle là dont il est question dans le temps logique. Il s’agit d’une précipitation quand justement l’Autre parmi d’autres se trouve en jeu, et c’est une précipitation qui s’impose à nous, mais qui n’est pas la déduction directe d’un “ il faut que je me précipite”. Sinon je serais avec ce temps de retard qui rend impossible toute conclusion. C’est de fait, je sors, mieux, je suis sorti ! C’est là aussi que cette précipitation est d’une nature anticipée. Puisqu’elle fonde le blanc, elle fonde le trait, l’assertion.
MR : Et donc en fin de compte la précipitation c’est presque le moment de conclure, si j’ai bien suivi, qui ramène à autre chose.
MJ : Autre chose, c’est-à-dire ?
MR : Si il y a précipitation on est dans un nouvel espace.
MJ : Oui, à un nouveau bord.
PM : Une nouvelle identification du bord qui importe, parce qu’il ne faut pas tomber dans le trou.
MJ : C’est un nouveau bord, une nouvelle écriture. Ce bord, comment le penser autrement que comme une nouvelle écriture, ou encore un nouveau trait d’identification sous lequel un nouveau sujet va venir trouver sa place. Freud le dit, « eine anderes Subjekt ». Et nous pourrions ajouter, à propos de Freud, que cette question de l’après-coup qu’est allé repérer Lacan, est chez Freud. Et pas une fois. Depuis 97, 11 novembre 1897 dans un courrier à Fliess, il en parle. La question du traumatisme, la construction du traumatisme avec l’après-coup, dans les deux temps du traumatisme, ça va avec tout ça. Lacan s’appuie sur tout cela, et à l’époque personne ne traite de la question de l’après-coup, de l’importance de ces questions. Il faut bien comprendre leur nouveauté à l’époque, en 1940, et Lacan est seul avec ses questions. Questions dont personne ne veut entendre parler, rappelons nous comment ont été accueilli ses travaux sur l’identification spéculaire. Savez-vous combien il y a d’entrées sur « l’après-coup » chez Freud? C’est étonnant, quand vous en faites la liste, il y en a 160 ! Vous vous rendez-compte que pour Freud ce n’est pas un petit truc comme ça en passant. Lui aussi, il n’a pas pu faire autre chose que le noter, en bon clinicien, le repérer, mais lui donner son statut et sa place c’était autre chose. Ce que Lacan a essayé de faire dès 1945 par contre, d’une manière plus sérieuse, avec sa question. Encore une fois ces questions sont des questions essentielles, essentielles à la vie de nos associations, vous avez très bien fait de le rappeler, essentielles, c’est ce qui est au cœur d’un travail analytique, de l’interprétation, et de l’acte analytique, et au cœur de notre collectif, de notre vie politique. On ne va pas entrer dans le détail de notre vie politique aujourd’hui en France et ailleurs aussi. Mais tout ça ce sont les mêmes questions qui habitent la vie du politique ou la vie de notre subjectivité.
PM : Je voudrais revenir à une question, que je vous répercute : sommes-nous prêts à assumer cette position de nouveaux sophistes ?
MJ : Pourquoi nouveau, Pierre, qu’est-ce que tu en penses ?
PM : Pourquoi nouveau ? C’est une question que tu m’avais posée hier soir, qui a habité toute ma nuit. L’élucubration, c’est ça. Je voudrais d’abord répondre sur « sophistes » parce que je pense que une des conclusions qu’on peut tirer, en tout cas que moi je tire du temps logique, c’est que c’est la position de l’analyste aujourd’hui, c’est d’être dans la position d’un sophiste. C’est-à-dire de ne pas chercher la vérité, mais d’ouvrir un champ, et ce n’est pas du tout la même chose. Pourquoi nouveau ? Parce que je crois que justement ça a trait à la question de l’acte analytique. Et qu’avant cette question ne venait pas se poser comme ça. Nouveau, c’est ça, c’est qu’on articule la question du sophisme en général à cette question très particulière de l’acte analytique.
PL : Est-ce qu’il ne faudrait pas donner une définition du sophisme ? De ce qu’est le sophisme en philosophie.
MJ : Est-ce que tu ne pourrais pas, Pierre, essayer de resituer cette question du sophisme, et comment le devenir des sophistes s’est trouvé un petit peu contraint.
PM : Dans l’Antiquité grecque, ce qu’on sait des sophistes c’est qu’ils ont proliféré au Vème siècle avant JC. C’est le siècle de Périclès, et c’est un siècle, culturellement, à tous les niveaux, extraordinaire. Et que ça s’est arrêté avec l’intervention des philosophes qui ont dit tout ça c’est de la connerie, les sophistes ce sont des gens qui se font payer – les analystes aussi d’ailleurs – qui se font payer pour ne rien dire d’intéressant. Et nous les philosophes on va mettre de l’ordre là dedans, on va rétablir le règne de la vérité. Les philosophes ce sont efforcés de supprimer tous les textes des sophistes du IVème siècle. On n’a pas de traces, sinon celles que les philosophes ont bien voulu nous laisser, à savoir toutes les objections que la philosophie faisait à la position sophistique.
PL : Mais est-ce que le sophisme ce n’est pas, justement, l’affirmation de dire quelque chose comme vérité. C’est une affirmation que c’est la vérité.
PM : Non, je ne pense pas que ce soit ça.
MJ : Ce qu’il faudrait peut-être préciser c’est comment les philosophes ont mis de côté ces sophistes jusqu’à vraiment les rayer de l’histoire. Cette volonté barbare, au nom de quoi s’est-elle exercée ? C’est au nom du travail de la raison et de la vérité. C’est-à-dire que de cette vérité dans le domaine du dit et de l’écrit on peut en rendre compte. On pourrait la saisir. Alors qu’avec les sophistes, il s’agit d’autre chose. Ils n’ont de cesse de venir nous seriner et nous dire qu’en fait, certes, il y a bien du dit, mais que le dire, et pas le dit, que le dire, dans cette affaire là est central. C’est cette dimension du dire qui leste leur propos et lui donne sa gravité. Et c’est de leur dire qu’ils soutenaient leur position, les sophistes, et non pas tellement de leur dit.
PM : C’est comment cette formule de Lacan, « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »…
MJ : Oui, cette phrase de L’Etourdit où il vient nous rappeler, justement, le jeu entre le dit et le dire. Je crois que c’est vraiment la question en jeu entre les sophistes et les philosophes, entre la question du dire et du dit. Il est vrai qu’à partir du moment où l’on se soutient de son dire, l’autre peut toujours se dire que c’est mensonger, pervers, faire toutes les objections, c’est un escroc, il gagne sa vie avec ça, c’est un voleur etc. Objections qu’on retrouve dans la vie quotidienne et qui concernent aujourd’hui les psychanalystes. Cette position ne va pas sans le transfert et le sollicite d’ailleurs. Lacan nous dit pourtant un “nouveau” sophisme, comment le comprendre? Sinon qu’effectivement ce texte n’est pas une démonstration, on ne peut pas le saisir comme on saisirait une démonstration. Puisque c’est justement de nos butées, de nos difficultés à y entrer, de nos erreurs que ce texte progresse et nous enseigne. Donc il faut y lâcher quelque chose pour y entrer. Là est la difficulté clinique que chacun rencontre en entrant dans ce texte et que je pointais au début de mon propos. Difficulté qui est essentielle au texte, puisque le texte rend compte, justement, de cette difficulté et de la manière dont celle-ci est traitée voire dépassée.
PM : En disant ça, tu définis absolument ce qu’est un sophiste, c’est quelqu’un qui permet ça.
MJ : Oui, alors Lacan dit quand même et c’est peut-être en ça que c’est un « nouveau » sophisme, parce que ce sophisme a pour prétention quand même de rendre compte de ce qui spécifie la position du sophiste. C’est-à-dire que c’est un sophiste qui traite du sophisme. Et pour une première fois, en tout cas de ce qu’on sait.
PL : Lacan dit dans plusieurs de ses séminaires : suivez ce que je vous dis. En quelque sorte, ne discutez pas et vous verrez à la fin ce qu’il en est. Et je crois que c’est en cela qu’on parle de sophisme. Il n’y a pas à discuter, au départ du moins. Le jeu des disques noirs et blancs c’est un nouveau sophisme, tel qu’il est présenté, parce qu’on pourrait aboutir à une autre logique avec ces mêmes disques. Ce n’est pas quelque chose qui s’impose.
PM : Et pourtant Lacan dit ne discutez pas.
PL : Oui, je crois, enfin tel que je l’ai compris, ce sophisme des disques noirs et blancs, c’est pour nous montrer ce passage du réel au symbolique, je l’ai compris comme cela, et il nous demande de le suivre. On comprendra à force de pratique de l’analyse, à force d’être analysant puis analyste.
PM : Peut-être qu’il n’y a pas à comprendre, mais à conclure.
MJ : Il y a à conclure à partir du fait qu’on ne peut pas comprendre et ensuite conclure. Mais il faut en faire l’épreuve dans un premier tour.
PL : Il y a quand même le temps de comprendre.
MJ : Oui, justement, qui s’avère comme un temps où on ne comprend pas. On ne peut pas comprendre et ensuite conclure avec ce temps de retard inhérent au travail de la compréhension.
PM : A vouloir rester au niveau du comprendre on ne passe pas à la dimension du conclure.
FA : Ça ne peut être qu’une erreur de déduction logique, comme un pari fait par chacun, dans l’effet de l’observation de la couleur du disque porté sur le dos les deux autres. Les trois prisonniers étant interdépendants de leurs observations et de leurs déductions et des conséquences de leurs constats.
MJ : Et bien oui, si on veut comprendre. Si on veut comprendre et si on veut déduire. Et on a un temps de retard qui nous met dans l’impossibilité de conclure. Le deuil de son raisonnement s’impose dans la précipitation à sortir. Le deuil de son raisonnement mais aussi le deuil d’une bonne réponse, puisque je ne vais pas savoir ce que c’est que “blanc”. Chacun, ayant fréquenté les mêmes impasses, fait le même trajet. C’est la précipitation, anticipée, qui donne au « c’est pas ça » son statut de trait d’écriture sous lequel chacun vient se ranger. Ce Réel du « c’est pas ça » prend, dans la précipitation, consistance. Au bout de l’affaire, et seulement dans un après coup, il s’avère que chacun fait le même parcours.
PL : Je voulais juste rajouter une chose c’est que dans ce parcours des disques noirs et blancs, ce qui est important c’est ce que l’on suppose chez l’autre. Et on retrouve cette question du sujet supposé savoir. Qu’est-ce qu’il pense, l’autre, qu’il est ? C’est en fonction de cela qu’on répond soi-même.
MJ : Oui, ça met en jeu ce temps de la réciprocité dans le temps pour comprendre. Ça le met en jeu aussi, ce temps pour comprendre, en participant d’une impossibilité. Si, dans ce temps de comprendre, comme on ne peut pas ne pas le faire, il s’agit de s’appuyer sur, comme vous en soulignez la réciprocité, de s’appuyer sur ce que font les autres, vous avez un temps de retard. Ce temps de retard est lié à l’instant de voir et au raisonnement qui met en jeu la réciprocité du temps pour comprendre. Et vous ne pourrez jamais conclure et ne serez donc jamais le premier. Et vous ne pourrez pas conclure si vous êtes noir ou blanc. Si vous voulez sortir de cette impossibilité à conclure, je suis blanc ou noir, il vous faut mettre un terme à ce temps de retard, et c’est la précipitation. Donc c’est faire l’épreuve, dans un premier tour, que ce temps de comprendre ouvre sur une impasse. Et il faut faire l’épreuve de cette impasse. Il importe de donner le temps, à ce temps pour comprendre, de se déployer dans ces deux scansions, pour amener le sujet à tirer, de fait dans la précipitation, le fait qu’il faille mettre un terme à ce temps de retard. L’assertion de certitude anticipée manifestée dans cette sortie précipitée fait de moi un “blanc”. Je ne sais pas ce que c’est, sinon le nom donné à ce “je ne suis pas noir”. C’est-à-dire que “je ne suis pas noir”, ça je le sais. Je ne suis pas noir, donc je suis autre chose que noir, donc blanc.
Mais qu’est-ce qu’être blanc ? Sinon ce trait commun à chacun ? Qu’est ce que c’est que d’être un homme? Je n’en sais rien, j’ai à m’en débrouiller et à prendre à mon compte cet impossible qui lui est attaché. Un pas civilisationnel ?
PM : Je trouve aussi qu’un texte important à méditer c’est Deuil et Mélancolie. Parce que je pense que effectivement que passer au temps de conclure suppose un deuil. Sans doute le deuil de l’objet parfait. Et donc c’est très important cette question du deuil. C’est ça qui permet de passer au conclure.
PL : Ce texte de Lacan on n’y pige absolument rien tant qu’on n’a pas introduit cette dimension de l’autre, de la réaction de l’autre, de ce qu’il est supposé savoir.
PM : Il est seulement supposé.
AJ : Je nuancerais peut-être, ce n’est pas de ce qu’il est supposé savoir, mais c’est de ce que je lui suppose qu’il sait. C’est quand même le sujet. Alors, quel sujet qui suppose à qui ? Je vais vous raconter une brève petite histoire d’une analysante, et je trouve que ça a vraiment à voir avec cette affaire du moment. D’une dame que je reçois depuis pas très longtemps, puisqu’elle était venue en juillet et il y a eu l’interruption des vacances. Et je la revois une seconde ou une troisième fois, et a pas mal parlé de sa difficulté, qu’elle est tout le temps à la recherche de la reconnaissance de l’autre, de repérer dans le regard de l’autre si ce qu’elle fait convient oui ou non. Et elle se rend compte que je baille. Elle intervient en disant je vois que vous baillez, au fond ça ne va pas, je suis tout le temps en train de regarder ce que vous faites, ça ne va pas. Et elle regarde mon divan, puisqu’elle était en face à face, au fond je devrais me mettre sur le divan. Tambour battant la séance suivante, elle arrive, sans dire quoi que ce soit elle s’allonge. Je me dis c’est bien, il y en a qui… Ça allait. Si ça n’avait pas été possible du tout je serais intervenue, là je ne suis pas intervenue. Et c’était intéressant parce que voilà quelqu’un qui s’y met sur le divan, un peu dans la hâte, elle s’y met, dans un travail dans lequel elle s’engage, pas mal, je trouve. Et elle termine la dernière séance en disant finalement je suis pas mal sur le divan, en plus je ne vous ai pas vue bailler. De quoi fait-elle l’économie ? On va la laisser travailler. Parce que c’est éminemment clinique, ce texte, il faut quand même attraper ça, nouer ça avec notre quotidien.
MJ : Et c’est pour ça que je crois que ça a à voir. Vous évoquiez, tout à l’heure, la question de la transmission de la psychanalyse. Comment la psychanalyse se transmet ? Comment la psychanalyse pourrait-elle donc se transmettre autrement qu’en introduisant un sujet à faire l’épreuve de ce parcours ? Il n’y a pas d’autre accès, il n’y a pas d’autre voie que faire ce parcours que Lacan a essayé de formaliser. Et ce parcours qu’il formalise n’a pu être que le sien. Il n’y a pas d’autre accès que celui là. C’est-à-dire que ça ne peut pas se transmettre comme on donne un témoin. Pas du tout. Cette intransmissibilité de la psychanalyse c’est quelque chose que nous devons prendre au sérieux et à quoi on peut donner son statut et sa place. Et qui amène le sujet à faire un parcours. Ce n’est pas parce que c’est intransmissible qu’un parcours n’est pas amené à pouvoir se faire, et se fait, au contraire. Et que quelque chose de la psychanalyse chaque fois se réinvente, par la réinvention de ce parcours. Ce parcours est topologique, comme tout parcours. J’insiste, c’est de la topologie. Ce parcours est topologique.
FM : C’est quand même transmissible sur le divan, non ?
MJ : Mais de cette manière là. C’est sur le divan qu’on fait ce parcours, avec quelqu’un qui s’y prête, un analyste. Est-ce que ça peut se faire de manière plus ou moins, sauvage etc., dans des histoires d’amour etc. Si vous pensez à vos amours, on a tous une vie amoureuse, avec ses arcanes, surtout, plus ou moins sombres. Ce qui fait l’intérêt d’une vie amoureuse c’est justement ses arcanes, elle n’est jamais droite, elle est toujours tortueuse. Et on s’aperçoit que dans la vie amoureuse on est bien obligé, quand on y entre, avant que les choses ne trouvent une certaine assise, on est bien obligé de faire un parcours. On peut appeler ça un parcours, une forme de parcours. Plus ou moins sauvage, assurément, parce qu’il n’y avait pas un autre en place d’Autre, un analyste, pour donner à entendre ces enjeux dont nous parlons. Et dans un travail analytique c’est quelque chose qui va venir se mettre en perspective. On va trouver l’ordre de la séquence, les coordonnées de la séquence qu’on a engagée malgré soi, dans cette vie amoureuse. Et on s’aperçoit en général que cette vie amoureuse, elle est au moins faite en général de deux scansions. Ces deux scansions ça veut dire quoi ? Ces deux scansions qui mettent en œuvre pour un sexe et pour l’autre, dans la manière dont chacun vient assumer, dans sa vie sexuelle, sa place, vient mettre en jeu quoi ? La question de l’avoir et la question de l’être. C’est-à-dire qu’il y a une fois, au moins, où il va dire “je te quitte”, et il y a au moins, une autre fois où il va faire l’épreuve d’être quitté, l’épreuve du “on m’a laissé tomber”. Ce n’est pas du tout la même chose ce « je te quitte », et « on me laisse tomber ». Il s’avère qu’il faille bien faire l’épreuve de « je te quitte » et faire l’épreuve de « on m’a laissé tomber ». C’est pourtant, à chaque fois, la même épreuve, sur un bord et sur l’autre, du « ce n’est pas ça », sur le bord de l’avoir, et sur l’autre bord, celui de l’être, deux boucles pour faire une double boucle. Et à chaque fois c’est le même « c’est pas ça » qui va vous autoriser peut-être à civiliser cette affaire là, sortir de cette pseudo barbarie amoureuse, pour quelque chose d’un petit peu plus civilisé où effectivement il y a du « c’est pas ça » en jeu et apprendre à faire avec le « c’est pas ça ». Et ces parcours sauvages, les parcours de la vie, chacun est amené à les initier dans sa vie. Impossible de ne pas s’y trouver confronté. Pour un peu qu’on y aille, bien entendu. Ne pas céder sur son désir. Ou alors essayer de se préserver de tout ça, assurément ne rien vouloir en savoir, rester dans sa chambre. On peut se garder de tout ça, éternellement, sur de longues années, ne pas faire les pas attendus. En sachant, en effet, que si on fait un pas la déception est au bout du chemin. Oui mais ce n’est pas n’importe quelle déception, il importe de pouvoir en faire l’épreuve, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à quelqu’un. Il y a des déceptions qui soulagent, des déceptions joyeuses. C’est d’y aller, dont il est question, car comment s’en enseigner autrement qu’en en faisant l’épreuve. Alors qu’avec la névrose on devient des espèces d’Hercule qui pensons tenir le monde entier sur nos épaules en laissant la facture impayée aux bons soins du masochisme. Ça tient par le trou, et son bord.
Il est possible d’aborder cette question de la transmission de la psychanalyse à partir du temps logique. C’est une entrée possible, comme d’autres entrées. Mais il faudrait prendre le temps de déplier un peu mieux les enjeux de ce Temps logique, les enjeux de ces deux scansions. Lacan, lui, a pris un certain temps pour les déplier, entre 1945 et 1966. C’est un temps, un temps pour comprendre (?), dans lequel chacun entre. Dans cette question du temps logique, à titre personnel , j’y suis entré au début des années 80. Et, peu après, à cette époque là, en 89 il y a un livre que je vous conseillerais de lire, qui m’a beaucoup aidé à travailler, à entrer dans ce texte. Qui aujourd’hui est peut-être daté et a ses limites, mais qui reste aujourd’hui incontournable. Il s’agit du livre d’Erik Porge, “Se compter trois”. Nous avons pu l’inviter au mois de décembre dernier pour ces journées sur le Temps logique. Il faut lire ce livre. Il reprend le travail de Lacan, et la façon dont celui-ci a déplié les choses. Cela m’a aidé dans ma lecture et tout spécialement sur les enjeux de ces deux scansions avec la genèse d’un trait qui se fait selon les règles de l’einziger Zug déjà pointé par Freud. C’est en ça d’ailleurs que ce trait peut devenir commun, Il est commun parce que justement ça a à voir avec la question de l’einziger Zug. Nous sommes des êtes parlants et sommes faits de l’ordre du signifiant que chacun rencontre. Et chacun va en tirer les mêmes conséquences, ce trait de l’einziger Zug auquel il s’identifie et qui va venir le représenter comme nouveau sujet. Et c’est ça qui est formidable. Nous pouvons repérer les conditions de la genèse de cette écriture. Des conditions très précises. Il faudrait prendre le temps d’y entrer. Dans Encore il y a une page qui est très belle sur la question du (a) et du (1 + a) , je ne sais pas si vous l’avez lue et travaillée, à propos de la question de l’avoir et de l’être. Lacan y revient, et souligne que c’est en me faisant l’objet de l’Autre que ça opère, parce que je peux me compter comme étant l’objet de l’Autre. C’est-à-dire que je peux me compter trois dans l’affaire, à travers ces jeux de la réciprocité que vous pointiez, Philippe. Je peux me compter trois. Alors, un nouveau sophisme? Oui, dans la mesure où ce serait la première fois qu’un tel sophisme, traitant de la question du sophisme, se trouve proposé.
[1] On peut se référer à mon intervention lors des journées d’étude sur le Temps Logique, qui se sont tenues à Paris les 2 et 3 décembre 2023..
[2] Je remercie Anne Joos pour m’avoir indiqué ce passage de dernière leçon de « … Ou pire ».
[3] En fait ce singulier est trompeur, puisqu’il s’agit de la transcription en français du terme grec « Biblia », un pluriel. Il faudrait donc, plus justement parler des Livres, comme d’ailleurs on parle des Ecritures.
[4] Notez que Elohim est un pluriel. Pluriel de éloha. Ce pluriel est généralement interprété comme « le dieu des dieux », dans un monde où prônait un polythéisme sans limites.
[5] Article que nous devons à Pierre-Christophe Cathelineau.
[6] On trouvera un commentaire instructif de cette formule par Pierre Arel dans la transcription de son intervention aux Mathinées Lacaniennes. Cette transcription nous la devons à Marie Combet (sans date).