Le psychanalyste face au « monde comme il va »
Patricia Le Coat Kreissig à Brest
Patricia Le Coat Kreissig - 11 Janvier 2025
Le psychanalyste face au « monde comme il va »
Patricia Le Coat Kreissig à Brest
Patricia Le Coat Kreissig - 11 Janvier 2025
« Les temps changent », chante MC Solaar. Le livre « L’homme sans gravité » est paru en 2002. Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman s’y livrent à de vifs échanges concernant leur souci face aux effets nouveaux des changements produits par notre société, une société en perpétuel renouvellement. Vingt-deux ans plus tard… L’homme sans gravité « est devenu « un homme dans l’espace », ou plutôt « l’homme de l’univers », autrement dit un homme universel. La lecture de « L’homme sans gravité » ne surprend plus. Elle liste un certain nombre de changements… En 2019 Marco Bonfanti tourne un film : Uomo senza gravità, ou « L’invraisemblable légèreté d‘Oscar », parlant d’un enfant défiant les lois de la gravité depuis sa naissance qui le confine, malgré une célébrité rocambolesque, à une solitude sans limites. Une comédie tragique. « Luftmensch » est le mot que Charles Melman proposait pour la traduction allemande de L’homme sans gravité. « Luftmensch » est d’abord une expression yiddish pour désigner un homme suspendu en l’air, léger, dépourvu de tout arrimage telles les figures flottantes, incarnations du juif errant chez Chagall, qui témoignent de cette forme de « légèreté » ; une inquiétante légèreté. Regardez-le, un baluchon sur l’épaule, il désigne l’homme pauvre, vagabondant de ville en ville et symbolisant à la fois l’espoir et la conscience d’un monde menacé par le changement qui l’affecte, mais aussi l’errance. Déraciné. « Luftmensch ». Mais, le changement d’une seule lettre change tout. Restons optimistes ! « Lustmensch ». Un ‘s’ à la place du ‘f’, et nous voilà avec l’homme du désir… un néologisme allemand. L’homme du désir a-t-il définitivement pris la fuite ? A-t-il déserté ? Quitté la société en faveur d’un plus-de-jouir ?
La nouvelle économie psychique, le constat d’un changement portant sur la structure psychique, est aujourd’hui largement confirmée. Elle s’inscrit dans un mouvement sociétal dans lequel les technologies acquièrent un pouvoir transformateur « susceptible de remodeler notre monde aussi effrayantes qu’exaltantes », avoue un des fondateurs de Deep Mind, Mustafa Suleyman. Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand constate un monde de l’accélération et tente d’y répondre avec résonnance, un concept censé agir comme un antidote à l’accélération du monde qui dérègle nos vies : un petit espoir portant sur un éventuel ralentissement des processus en cours voire même une inversion de la trajectoire, » Le monde comme il va » nous embarque à y consentir, comme l’écrivait Voltaire sans trop savoir où cela nous mènera. Mais nous resterons avertis. Ce n’est pas certain que « si tout n’est pas bien, tout est passable ».[1] Une exposition à la collection Pinault à Paris au printemps de l’année passée reprenait certaines de nos inquiétudes. Nous arrivons certainement déjà dans l’ère de la « Nouvelle Nouvelle économie psychique ». Le monde de figures du bouffon, du saltimbanque et du clown côtoie celui du militant et du despote dans un jeu satirique où il revient au spectateur de déjouer les soi-disant faux-semblants afin de se laisser emporter dans un monde de jouissances sans limites. Du « bal des fantômes, à l’effondrement des villes et du savoir, en passant par l’impossible réunion politique et culturelle », les œuvres présentées nous convient à une foire aux vanités, troublante réalité de notre époque. Puisque aucune hiérarchie ne prévaut aujourd’hui, comment raconter une histoire du monde ? Deux artistes suisses (Peter Fischli et David Weiss) abordent les thèmes du chaos et de l’ordre, et mettent en scène « der Lauf der Dinge » (« Le cours des choses ») où, dans un hangar désaffecté se prépare un mouvement simple aux conséquences visibles. Le mouvement part d’un sac en plastique suspendu à un fil. Tournant sur lui-même il déclenche au fur et à mesure de ses mouvements une série d’événements, de transformations hallucinantes, des successions de réactions en cascades, des enchaînements qui évoquent la terre en feu, un volcan en éruption, un manège de foire, des décalages de notre rapport au temps et à l’espace, décalage aussi de nos rapports aux énergies, aux normes, à l’art et la culture. Une métaphore artistique. Charles Melman nous mettait en garde : « L’homme nouveau est arrivé ! » Son histoire, ses relations sociales, politiques, géopolitiques et économiques s’animent d’une inventivité impressionnante à partir de nouvelles technologies et de nouveaux rapports au monde. Certes, certaines sont fort confortables. Nous avons par exemple une technologie médicale qui permet une meilleure santé. Nous avons des ordinateurs puissants qui nous donnent accès à des données pratiques et utiles, des communications faciles… Mais nous avons perdu notre rapport aux limites imposées par la « nature humaine » autrement dit à cette part du réel qui nous gouverne. Cela a des conséquences, d’abord d’ordre moral, institue des rapports nouveaux d’un sujet à l’autre. Pensons simplement aux difficultés actuelles d’instaurer des relations hiérarchiques. Bref, nous avons la promesse d’un monde « meilleur », parfait et sans faille, maîtrisable et maîtrisé. L’homme d’un monde de l’égalité pour tous est annoncé. Imaginons-nous un instant un monde où le neurologue et le neuropsychologue s’occupent seuls du notre bien-être des individus sur terre, et pourquoi pas par simple symbiose entre l’homme et la machine. Selon Ray Kurzweil, des interfaces cérébrales formées par des nanobots insérés de manière non invasive dans nos capillaires permettront cette fusion révolutionnaire, ce qui permettrait de multiplier par un million d’ici 2045 l’intelligence dite humaine. « Nous serons une combinaison de notre intelligence naturelle et de notre intelligence cybernétique », affirme Kurzweil, et nombreux experts s’accordent sur l’inévitabilité d’une forme de fusion entre l’homme et la machine. Marcus du Sautoy et Nick Bostrom, chercheurs à Oxford, évoquent un « avenir hybride » déjà en marche. Que devient le psychanalyste dans un tel scénario futuriste ? Averti, attentif et curieux, il résistera. Quel est son secret ? A quoi se tient-il, si ce n’est au Réel ? Au Réel d’un nouage qui contient un savoir sur la vérité du parlêtre, de l’être humain : un savoir sur son rapport au Réel. Il constate pourtant qu’il doit faire face à des situations extrêmement nouvelles. Il se trouve face à des questions nouvelles concernant l’identité, provoquées en grande partie d’abord par des conditions géopolitiques nouvelles et ensuite par ces avancées d’ordre numérique qui envahissent nos vies à très grande vitesse. Le résultat est un constat : la bonne vieille névrose se fait de plus en plus rare. Nous rencontrons davantage des sujets consommant, sans trop d’empathie ni trop de questions d’ordre humanitaire, du plaisir. Il faut à tout prix ne pas s’ennuyer. La technologie sert à cela. Elle fournit le partenaire d’une nuit aussi bien que le produit ou la substance enivrante d’un moment. Est-ce encore une rencontre ? Est-ce encore un partage ? Et pourtant malgré cette multitude de plaisirs tous accessibles, le malaise existe. Nous avons rarement eu autant de constats de stress lié à la vie moderne, de ressentiments d’inégalités, notamment sociales, voire d’isolement social. L’anxiété, la baisse de l’estime de soi, les sentiments d’insécurité, les peurs du jugement, les troubles de l’identité sexuelle… engendrent des demandes d’aide qui se concrétisent dans la recherche d’une adresse. Qui m’écoute, qui m’entend ? A la recherche d’un semblable… Le psychanalyste est un semblable mais un semblable qui prend une place d’autrui, d’altérité – pas d’étranger – mais d’Autre. Une condition indispensable pour mettre en place un dispositif dont se soutient l’identité. Les identifications féminines aussi bien que masculines sont aujourd’hui incertaines, vacillantes. Les figurations féminines et masculines sur nos écrans, sur nos affiches, au cinéma sont indiscernables et soumis aux lois de la parité et de l’égalité. Quant aux relations de couple, il faudrait qu’elles soient apaisées, sans symptôme, sans différence. Le couple idéal se compte deux. Virilité et féminité y sont répartis de manière égale, et incorporés par les deux protagonistes alternativement, voire simultanément. Ne soyons pas surpris face à la rencontre de pathologies nouvelles. Par exemple par ces pathologies de la désaffectation du désir. J’ai déjà évoqué l’état de Hikikomori qui a été décrit et reconnu au Japon par le ministère de la santé en 2010. Le caractère premier de cet état consiste dans l’évitement de toute participation sociale sans que l’on puisse y associer une véritable phobie sociale ou un état psychotique avéré. Je rencontre à sa demande un jeune homme qui ne quitte pas sa chambre. Il est sorti quelques fois juste pour me voir. Il n’a pas d’histoire, pas de passé ni avenir. Il est très calme et poli. Personne ne peut le toucher même pas sa mère qui s’occupe de ses repas et de ses vêtements. Il joue à l’ordinateur, essentiellement la nuit, se lève dans l’après-midi. Rien ne va et tout va. C’est pareil. Il est comme ça. Facile à vivre. Il va bien, n’a besoin de rien sauf d’un certificat médical qui atteste son état d’inaptitude à la vie sociale… et garantit sa tranquillité par une allocation. Ce qui est étonnant, c’est justement cette course à la tranquillité. La tranquillité face au conflit psychique. Ni homme ni femme, ce jeune personnage au prénom masculin ne se soucie pas du sexe. Son corps est presque asexué. Il est longiligne, maigre et imberbe, aux traits fins un peu efféminés. Le sexe ne l’intéresse pas. Les filles, les garçons : c’est pareil. Les jeux vidéo qu’il habite avec quelques amis virtuels s’animent à partir de personnages aux corps féminins et aux corps masculins qui n’expriment aucune attirance l’un par rapport à l’autre, aucun désir sexuel, mais se rencontrent dans un parfait statut d’égalité autour d’exploits et d’épreuves hautement saisissants. De l’abolition du sexe à l’égalité entre les sexes, une droite sans la moindre ondulation… enfin un peu de tranquillité. Mais le chemin n’est pas aussi plat pour tous. C’est décidemment le siècle de la révolution sexuelle ! Le psychanalyste en témoigne. La semaine dernière un jeune homme m’appelle afin que je le suive dans sa transition. Ce n’est bien sûr pas le premier. La dernière a disparu au CHU, amputé de ses deux seins et nourrie à la testostérone. Mon espoir de pouvoir la guider vers un peu d’identification féminine est définitivement aboli. Un corps moitié homme, moitié femme… beaucoup de ces nouveaux « transformés du sexe » restent coincés dans cet entre-deux sexes. Cela nous renvoie évidemment à Schreber. Tout commence par ce rêve éveillé « Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement ». Décrire Schreber comme un grand avant-gardiste serait un peu inquiétant pour notre avenir… Lisez « Francia », de Nancy Huston. Mais incontestablement notre rapport au corps évolue et, sans surprise, notre sexualité. Reste donc la question du désir ! Affaibli et en voie de disparition, ce dernier subit la pression de l’égalité. Le malaise concerne l’altérité, la place d’exception. Une place que le psychanalyste repère dans son écriture : S1. C’est à partir de ce signifiant premier que s’inscrit le passage d’un signifiant vers un autre, autrement dit le langage. Le langage est fait de signifiants qui forment une chaîne signifiante. Le problème est que ceci ne fait que tourner autour de la satisfaction, autour de l’objet de satisfaction qui n’est jamais pleinement atteint. Il reste toujours quelque chose qui échappe à la mainmise sur le bonheur absolu, un objet qui choit et qui court ni vu ni connu. C’est ce reste, cet impossible-là qui cause le désir de l’être langagier, du « parlêtre ». Quand Lacan dit que « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant », il introduit un pas qui n’est pas sans conséquences. S1 – S2. S1 renvoie à S2 mais ce dernier attire dans son champ cet objet tombé par-là, sous la barre : l’objet cause du désir. Dans son séminaire Encore Lacan insiste sur le fait que le sujet barré en tant que partenaire vise cet objet a inscrit de l’autre côté du tableau des identifications sexuelles. « Il ne lui est donné d’atteindre ce partenaire qui est l’ « Autre ». Ce qui lui reste est le rapprochement de ce S barré et de ce petit a, le fantasme. Lacan, averti de la subtilité des identifications, utilise d’emblée le terme « coté homme », « côté femme » ou « féminin », « masculin ». Le féminin, dès lors qu’il est reconnu et admis comme tel, met en place et impose l’altérité, la différence comme telle. Il n’est donc pas étonnant que Lacan inscrit dans ce champ ouvert du féminin la lettre a, et dit que la lettre féminise. Une femme, une à une, est chacune une représentante de cette féminité, de la différence, Autre. Pas Une comme l’Autre. Il n’y a pas de normes, pas de normes mâles – comme l’écrivait Lacan – dans ce champ du féminin. Cela ne les empêche pourtant pas d’accéder à une norme, « norme mâle », à un espace phallicisé, c’est-à-dire ordonné par l’Au-moins-Un. Lacan a travaillé cette spécificité féminine à partir de la notion de la jouissance. Un terme qui a échappé à Freud. C’est pourtant Freud qui, avec son hypothèse d’ailleurs durable d’une bisexualité foncière et partagée du petit être humain, a mis la première pierre à l’hypothèse – non pas de femme et d’homme – mais du féminin et du masculin. Autrement dit, il est évident que nous pouvons depuis toujours rencontrer aussi bien une femme masculine qu’un homme efféminé. Chaque société a ses effets… Une société patriarcale a des effets évidemment fort différents de celle que nous vivons aujourd’hui chez nous, enfin sortie des contraintes du patriarcat. Il est en effet plus tragique que comique de constater que ce monde sophistiqué et fort évolué sur le plan linguistique et langagier, subit une évolution bouleversante sur le plan de l’intelligence. Notre capacité d’apprendre et de s’enrichir par l’expérience est d’ores et déjà aussi celle de la transformation de cette intelligence en intelligence artificielle. Une intelligence de l’équité, de la responsabilité et de la transparence qui gouverne à l’aide d’une technologie numérique évoluée. Du coup, notre inquiétude porte sur la manière dont ceci va modifier le rapport au savoir d’un sujet, son rapport à la vérité, à la structure. Le sujet de demain sera-t-il encore celui qui se définit par et à travers le tissu qui le tisse, tissu langagier : « le signifiant représentera-t-il encore le sujet pour un autre signifiant » ? Quel avenir réservons-nous à l’inconscient, à l’instance de la lettre, à l’altérité ? Dans une société qui tente de faire fi au réel, qui invite à une réalité intimément liée au virtuel et qui court le risque d’une gouvernance par l’I.A., la place qu’occupe cette instance subtile, à la fois absente et présente, émergence voilée de l’inconscient sortie de l’entre deux piliers de la conscience est de plus en plus discrète… et maltraitée. Avec la nouvelle technologie plus rien ne sera « oublié ». Rien ne passera entre les mailles du filet. Déjà nos portables nous rappellent, sans que nous l’ayons demandé, ce que nous avions pris en photo il y a un an, deux ans etc. Ils nous en livrent notre petite histoire, bercée dans une musique électronique. Qu’allons-nous devenir quand nous ne serions plus capable d’oublier, de laisser passer un souvenir, une image, un mot, une émotion… ? La capacité de codage de l’intelligence artificielle sera sous peu mise au service d’une programmation en temps réel de notre environnement qui est déjà virtuel. Cet environnement est – en termes techniques – construit d’interactions habituelles bien connues par la machine, qui créent un environnement de plus en plus enivrant de plénitude. Le déni dépasse l’interdit. Il favorise des modalités sexuelles nouvelles hors normes, du traumatisme à la réparation, d’un corps à l’autre. Transformations, adaptations, changements tout y est possible.
Connaissez-vous l’histoire de Lisa et de DAN ? Lisa est une étudiante chinoise en informatique qui a créé DAN son petit ami avec lequel elle entretient une relation amoureuse parfaite. DAN pour « Do Anything Now ». Ils parlent, flirtent, prennent soin… sensuels et sexuels. DAN est un chatbot, une version débridée de l’Open A.I. La nouvelle connaît un grand succès sur le réseau social chinois. Pour information – si nécessaire – un chatbot est un programme informatique qui simule et traite une conversation humaine, qu’elle soit écrite ou parlée et permet ainsi d’interagir avec des terminaux digitaux comme s’ils communiquaient avec un autre humain. C’est intéressant. D’abord parce que cela confirme ce que nous venons d’avancer. Que nous sommes dans une société qui vise la promotion d’un rapport sexuel enfin réussi ! Une bonne nouvelle. Animé ou peut-être même véhiculé par le virtuel, le réel en effet prend la forme d’une intelligence nouvelle, l’I.A., le nouveau maître. Le virtuel, ainsi médié par nos nouvelles technologies, crée une réalité psychique qui se dépose sous forme d’images, de données ou concepts souvent interactifs et toujours dynamiques, c’est-à-dire évolutifs. En pleine expansion, très avancé et perfectionné, ceci semblerait bien plus attractif, plus prometteur de jouissances nouvelles qu’un quelconque fantasme, et il semblerait de plus que la voie assurant un libre accès à une jouissance enfin réussie soit ainsi ouverte. Est-ce une illusion transitoire ? Une sorte d’hallucination consciente ? Une soumission au nouveau maître, l’I.A. ? La fin de l’humanité ? Toujours est-il qu’il semblerait être mieux de parler à son chatbot à la maison que d’être seul. Et finalement, dans ce monde de la solitude et des jouissances sans pairs, n’entendons-nous pas l’appel au secours telle une résurgence d’un appel au père ? Certes, la norme mâle – comme l’écrivait Lacan – n’est plus très opérante. Gare à ceux qui s’y exercent ! Nous participons largement à la déconstruction de nos figures d’autorité à peine qu’ils quittent leur place. Leurs successeurs courageux changent ce qu’il peuvent mais ils ne peuvent pas – eux non plus – tracer l’avenir de notre société. Ce qui permettait autrefois d’imposer une sorte de normalisation de la société n’est plus possible. « Les épées dans les mains des anciens pouvoirs se sont émoussées », disait un journaliste allemand, Gabor Steingart. Tant mieux. Mais, voilà que nous parlons de désintégration de la société, de fragmentation, ou de discontinuité de la modernité, de la simultanéité pour tout. Tout se vaut. Ce qui valait en terme de normalisation de la société, ce qui nommait la normalité, n’a plus aucun effet. Elle n’est pas remplacée par une nouvelle norme, mais par une inflation des réalités, par la coexistence du faux et du vrai, la coexistence pacifique des contradictions. Nous vivons une société de la fin des normes, de la norme mâle, de la normalité. Et de l’émergence de l’I.A. à sa place. « La société change d’état d’agrégation. Elle passe du solide à l’éphémère », dixit Steingart. La norme mâle telle que nous l’avons évoquée, consiste dans notre référence au phallus, au signifiant maître. Sans lui, les signifiants autres S2, S3 etc. perdent leur raison d’être. Alors, qu’est-ce que c’est qui nous gouverne aujourd’hui ? Si ce n’est plus un signifiant Un qui nomme et unit quelques-uns, qui leur dicte des règles et qui veille au respect des lois, ni une lettre qui s’échappe à la maitrise de la parole et encore moins cette question d’un certain rapport « impossible » entre le phallus et l’objet… alors ? Le changement notable dans notre clinique quotidienne nous pousse à revoir notre répertoire concernant la structure psychique des sujets nouveaux. Ni franchement hystériques ou obsessionnels, pas vraiment psychotiques non plus… Qu’est-ce qui change ? Nos repères classiques – refoulement, forclusion ou déni – ne permettent pas d’accéder à un éclairage suffisant de ces nouvelles pathologies psychiques. Nous pouvons nous demander s’il s’agit alors d’un « effacement » du père. Un père qui, n’endossant plus le rôle d’être le signifiant du désir de la mère, n’a plus d’effet. Et si c’était une « récusation » du Nom-du-Père ? Donc ni de refoulement à proprement parler, ni de déni ou de dénégation, ni de forclusion, ou clivage… mais un mouvement d’évitement serpigineux… Lacan introduit à ce propos le terme de la « Ablehnung », le « très peu pour moi », comme il le traduit, c’est-à-dire : cela ne me concerne pas… ce n’est donc pas le Nom-du-Père en tant que tel qui est récusé, mais ce quelque chose qu’il véhicule : ses lois, ses interdits, ses limites… règles morales. Ce n’est pas difficile de constater que la mutation que nous vivons aujourd’hui affaiblit et tend à anéantir l’impact de ce signifiant, du signifiant-maître et ses effets : effets de castration, nécessité de renonciations et d’acceptation. La clinique en témoigne. Les actualités également. Et pourtant il n’y a pas dans l’Autre ce Tout auquel nous aspirons. Le réel résiste. Ce Réel, rappelons-nous, Lacan l’écrit : RSI. Un nouage. Une écriture de trois dimensions psychiques nouées l’une avec l’autre, voire quatre dimensions… Il s’agit peut-être d’une simple confusion, d’une perte de repères entre les différentes consistances, entre l’imaginaire transformé par le virtuel et le réel, ce qui impacte la pertinence du Nom-du-père, la manière dont le nœud est centré ? Ou d’une erreur dans la nomination ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme pourrait encore se comporter en homme, demandait Charles Melman à une journée à Montpellier ? Pour peu que nous nous orientions avec ces quelques marques et remarques lacaniennes, nous arriverons encore à nous repérer et à y répondre.
[1] Babouc craint de ne plus être partial s’il reste trop longtemps à Persépolis. Or pour rendre son rapport sans avoir la décision suprême à prononcer, tout en étant certain qu’il ne faille pas condamner Persépolis, il a une idée. Il demande au meilleur fondeur de la ville de lui faire une petite statue, composée de tous les métaux existants ; avec des pierres précieuses tout comme des matériaux moins nobles. Puis il la présente à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue parce que tout n’y est pas or et diamants ? ». Son stratagème fonctionne : Ituriel est tout de suite saisi par l’image. Il ne châtiera pas Persépolis car « si tout n’est pas bien, tout est passable ». (ref. WWWuperprof )