Libres mais accros !
Thierry Roth à Saint-Brieuc
Thierry Roth - 20 septembre 2024
Libres mais accros !
Thierry Roth à Saint-Brieuc
Thierry Roth - 20 septembre 2024
S’intéresser aux problèmes d’addiction ce n’est pas juste s’intéresser aux toxicomanes. S’intéresser aux addictions c’est s’intéresser à notre monde.
J’ai entendu il n’y a pas longtemps à la radio que les perspectives de croissance en France allaient passer de 1,3 à 1,1 %, et que c’était un peu source d’angoisse pour nos politiques et nos économistes, etc. A d’autres moments, moment du Covid, par exemple, on a parlé de récession, c’est-à-dire que la consommation allait baisser. Et pour que notre modèle économique libéral fonctionne, il faut qu’il y ait de la croissance. Avoir de la croissance ça veut dire qu’on demande aux français de consommer chaque mois plus que le mois d’avant. Il faut que ça augmente pour que le modèle capitaliste… il faut que les entreprises produisent chaque mois davantage… pour que le système ne s’écroule pas. Si il y a deux trimestres d’affilée en France où la consommation baisse, on parle de récession, récession égale chômage, égale comptes publics en berne etc. S’il y a un pays en Europe par exemple qui est à 1,5 et nous à 1,2 on dit : nous c’est moins bien, donc il faut consommer chaque mois davantage. Ce qu’un toxicomane fait, c’est consommer plutôt chaque mois davantage. Les toxicomanes sont là à consommer toujours plus. Donc c’est juste comme ça en introduction pour vous dire que la logique économique, capitaliste – et Lacan a parlé du discours du capitaliste – quand même, c’est une logique de la consommation.
Charles Melman à la fin des années 90, et d’une manière plus claire en 2002 avec L’homme sans gravité, a parlé d’une Nouvelle Economie Psychique pour définir une modalité de fonctionnement de plus en plus massif basé sur la jouissance plutôt que sur le désir, et sur le règne de l’objet positivé : on va jouir de l’objet. En 1997, donc cinq ans avant L’homme sans gravité, Melman à un congrès de toxicomanie disait à peu près ça : les toxicomanes quittent une économie psychique traditionnelle basée sur le signifiant – c’est-à-dire sur le langage qui représente le sujet sur fond d’un manque fondamental, puisque le signifiant ne renvoie qu’à un autre signifiant, et l’objet primordial échappe toujours – donc sans le savoir, et sans l’avoir décidé, ça s’est fait comme ça, le toxicomane a quitté une économie psychique basée sur le signifiant pour rentrer, disait-il, dans une autre économie psychique basée sur le signe. Et il ajoutait : sur la présence réelle ou non de l’objet. Ensuite il parlera de la Nouvelle Economie Psychique, peu de temps après. Il n’avait pas encore proposé ce terme plus audacieux de la Nouvelle Economie Psychique mais il disait clairement qu’il y avait un changement d’économie psychique. C’est-à-dire qu’on pouvait quitter le règne du langage pour celui de l’objet de jouissance. D’où l’actualité des addictions parce que c’est d’abord tout à fait lié à notre modèle socio économique libéral capitaliste, consommer toujours plus pour que « la vie continue ».
Les addicts sont les éclaireurs de la clinique contemporaine, Ils sont les éclaireurs de la clinique contemporaine puisqu’ils sont allés tête baissée dans cette Nouvelle Economie Psychique. Ce ne sont pas les seuls, il y a d’autres modalités nouvelles de fonctionnement psychique. Mais parmi ces modalités nouvelles de fonctionnement psychique, un certain type d’addictions en sont quand même la modalité la plus visible, la plus massive, la plus repérable. Donc s’intéresser aux addictions, s’intéresser à la clinique contemporaine.
Ce qui est manifeste dans cette clinique contemporaine ce sont les progrès scientifiques, technologiques, libéraux et les progrès des mœurs, qu’on soit pour ou qu’on soit contre. Qu’on soit pour ou que l’on soit contre, je n’ai absolument rien à dire là dessus, ce n’est pas du tout mon problème, mais les avancées scientifiques, techniques, médicales, l’évolution des mœurs, les changements divers qui sont tous liés, ont des conséquences psychiques. L’inconscient c’est le discours de l’Autre, disait Lacan ; la psychologie individuelle, disait Freud, est d’abord une psychologie collective ; un petit sujet se développe donc en fonction des modalités de refoulement, de normes, d’autorité qui accompagnent son développement. Or, de ce point de vue là le monde a pour le moins changé, et il change à une vitesse toujours plus grande depuis quelques dizaines d’années. Melman disait d’ailleurs que la Nouvelle Economie Psychique n’avait été décidée par personne mais était la conséquence de ce progrès. Quelles sont Les conséquences de ces progrès ? Ce sont des progrès scientifiques, médicaux, technologiques. Ça n’a pas été décidé par une autorité morale, un président, un pape ou je ne sais qui. Mais dès lors qu’on a pu, par exemple, maitriser la fécondation, la pilule, l’avortement, qu’on a pu proposer des objets technologiques permettant de discuter d’une manière qui n’avait rien à voir avec ce qu’il y avait avant… On a créé un objet d’addiction qui n’existait pas avant, par exemple personne ne part sans son téléphone, et si on l’oublie on fait demi tour pour aller le chercher. Sans parler des plus jeunes chez qui c’est une crise d’angoisse garantie si il y a un problème de batterie. Il n’y a pas que les objets, il y a aussi les modes de communication, Facebook, internet etc. Le langage sur internet ce n’est pas le langage qu’on peut avoir ici. Melman parlait d’une économie basée sur le signe. Sur internet il y a beaucoup de langage de signes. Avec des emoji on pourrait se parler entre japonais, anglais, chinois, turcs, etc. et presque se comprendre, mais se comprendre sur quoi ? En tout cas pour ce qui est de faire passer du qui-pro-quo et du désir, ce n’est pas gagné, on peut juste éventuellement communiquer. Et nous sommes à l’heure de la communication, c’est-à-dire qu’on est passé à une économie psychique de la communication, on y a sans doute gagné et sans doute perdu, et on est tous concernés.
Deux choses. D’abord, l’addiction est universelle, et depuis toujours. On va dire qu’à la base on était addict, peut-être à la signifiance phallique par exemple. Le phallus a toujours été l’instance d’addiction primordiale pour un humain. C’est pour ça qu’il peut y avoir des moments de la vie où l’instance phallique chute, pour un homme ou pour une femme, chacun dans un positionnement différent par rapport à cette instance phallique. On peut dire que le phallus a été l’objet d’addiction pendant longtemps, les dépressions à la ménopause, de certaines femmes, par exemple, sont dues à ça, à une certaine chute de la valeur phallique, par exemple. Ça peut tout aussi bien être le cas au moment d’une rupture amoureuse, au moment où quelqu’un prend sa retraite, etc. Tout ça était lié à cette instance là. Je dis « était », parce que aujourd’hui rien que le « phallus », ça fait gros mot. Donc ce phallus était quand même, et reste de manière différente quelque chose de fondamental. Mais aujourd’hui on se retrouve avec d’autres types d’addictions qui sont justement liées aux objets. Je vous disais ce qui a beaucoup changé ce sont ces progrès de communication, d’invention de toutes sortes d’objets etc. qui font qu’ont pu être proposées aux humains de nouvelles jouissances, et des jouissances égalitaires. C’est un sacré progrès : enfin on peut tous jouir ensemble et de la même façon, les mêmes téléphones, les mêmes réseaux sociaux… On a inventé des objets de jouissance qui sont offerts à tous et de façon égalitaires. Et sans aller trop gommer les différences sociales et autre, vous verrez chez des gens de milieux sociaux et de niveaux financiers très différents les mêmes objets, les mêmes chaussures, les mêmes téléphones portables, les mêmes écouteurs aux oreilles.
Qu’est-ce qui a changé pour en arriver aux addictions et notamment aux addictions plus pathologiques ? Parce que là je parle de l’addiction commune, là je parle d’addiction généralisée. Nous sommes tous en état d’addiction, puisque personne ne peut facilement se passer de son téléphone, ou s’il y a une panne d’un réseau social… Le Zoom… Donc on a créé ces nouveaux objets, ces nouveaux modes de communication, ces nouvelles possibilités, ces nouvelles inventions. Et évidemment ça s’est accompagné d’une libération des mœurs. Ce n’était pas forcé à priori. Sauf que la morale patriarcale et religieuse – qui réunissait quand même jusqu’à il n’y a pas si longtemps – n’était pas compatible avec ces inventions. Quel intérêt à proposer autant d’objets sur le marché à écouler si un vieux patriarcat vient encore mettre une morale en avant ? Si vous voulez écouler ce qu’on fabrique, il faut libérer les jouissances, et le capitalisme est l’allié de toutes les jouissances sauf d’une, celle de l’amour. Parce que celle là, elle ne se vend pas. Lacan disait que le discours du capitaliste « forclôt les choses de l’amour ». Et même du sexe, d’ailleurs. Le capitalisme fonctionne avec le marché du sexe, mais uniquement sous le mode de la consommation, de la pornographie, des sex toys etc. Mais pas la sexualité conjugale car celle là n’intéresse pas le discours du capitaliste.
Tout ça c’est un peu en guise d’introduction, mais c’est pour vous faire entendre, mettre en avant l’importance de ce que cette Nouvelle Economie Psychique, de ce que les avancées sociétales, technologiques, médicales, le mode de communication, le mode d’éducation, la libération de la sexualité, la libération de la femme, le vœu d’égalité, tout ça est venu ensemble sans que personne ne le décide. Comment vouliez vous que la femme se libère si elle n’avait pas la maitrise de son corps. Donc ce sont au départ des progrès technologiques et médicaux qui ont donné à la femme par la pilule, l’avortement etc. la possibilité d’avoir enfin le droit, d’avoir la maitrise sur son corps, et sur son désir, et donc sur sa jouissance, et donc sur celle de son partenaire aussi. Tous ces progrès là ont permis que les modalités de relation entre les gens évoluent. Avec des conséquences très étonnantes. Freud estimait que les névroses étaient dues en grande partie à la répression sexuelle, à la morale sexuelle. Les femmes n’avaient pas tellement le droit au chapitre et les hommes étaient dans la culpabilité permanente de leur désir. Freud disait si on libère enfin les hommes de leur culpabilité et qu’on autorise enfin les femmes à jouir comme elles veulent, on va libérer des névroses. Qu’est-ce qu’on constate aujourd’hui ? A la fois il avait raison et à la fois il s’est un peu planté. Il avait raison au sens où effectivement les liens sexuels des jeunes se sont libérés, et les névroses classiques, les grandes névroses freudiennes se sont pour le moins calmées. On voit toujours des hystériques, on voit toujours des obsessionnels mais d’une manière quand même moins lourde et moins fréquente. Donc effectivement la libération des contraintes et des répressions morales et sexuelles, qui correspondent en partie à ce que j’ai appelé – après Melman – la Nouvelle Economie Psychique, cette libération là a effectivement permis à beaucoup de jeunes d’être soulagés des névroses. Mais en parallèle on n’a pas trouvé le bonheur. Je ne sais pas si vous avez eu l’impression que les jeunes étaient plus heureux qu’il y a cinquante ans, ce n’est pas évident à repérer. C’est-à-dire que d’autres contraintes, d’autres difficultés, d’autres plaintes se sont faites jour. Et même, c’est là le plus étonnant, même dans le domaine du sexe cette libération a amené deux choses qui n’étaient pas du tout prévues par Freud, d’une part une baisse globale de l’activité sexuelle des jeunes, qui est vérifiée aussi bien dans la clinique quotidienne que dans les statistiques officielles des pays occidentaux, je parle des pays qui ont fait cette mutation. Les jeunes de 20 ans aujourd’hui ont une fréquence de rapports sexuels mensuels très inférieure à celle de leurs parents au même âge. C’est dans toutes les statistiques de l’INSEE en France et en Amérique, en Angleterre etc. et ça se vérifie dans la clinique. Il y a tellement d’autres jouissances qui sont proposées, les couples s’endorment tendrement devant Instagram ou Netflix, ça, tous les jeunes couples que vous avez en analyse vous racontent à quel point la sexualité est devenue souvent secondaire. Donc cette libération sexuelle a eu pour conséquence, d’une part, une baisse de l’activité sexuelle, certes une plus grande facilité, il y a beaucoup moins de frigidité qu’avant, il y a moins d’inhibition sexuelle qu’avant, il y a des rencontres de partenaires plus faciles qu’avant avec Tinder et Cie. Ça oui. Mais, malgré tout, il y a la fois plus de facilité de rencontres, et à l’arrivée moins de rapports sexuels, moins d’activité sexuelle, et surtout une activité sexuelle qui n’engage plus tellement l’individu, c’est de la consommation. Donc à la fois un désinvestissement de l’engagement dans une sexualité, voire une sexuation… Là je fais un pas. Difficulté de l’engagement de la sexualité, mais aussi la sexuation. La sexuation c’est autre chose, c’est carrément le fait de concevoir que la connotation sexuelle de sa subjectivité joue un rôle important. Mais je laisse ça pour l’instant, ça nous emmènerait dans tout ce qui parle aujourd’hui de la non binarité, de la transidentité, etc. Mais donc le double changement étonnant qui n’était pas prévu par Freud, c’est… Freud avait prévu la baisse des névroses et la facilité de la vie sexuelle, là dessus il avait tout à fait vu juste. Il y a moins de névroses au sens des névroses de son époque, et des rencontres sexuelles beaucoup plus faciles chez les jeunes, et les moins jeunes. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, on ne peut pas le lui reprocher, c’était difficilement probablement prévisible, c’est d’une part un désinvestissement de la vie sexuelle… qu’il avait quand même laissé entendre dans une interview que si c’était moins interdit ce serait aussi moins excitant. Il avait quand même perçu que peut-être il y aurait désinvestissement. Ce qu’il avait probablement moins perçu c’est que la guerre des sexes n’a jamais été aussi terrible. C’est-à-dire que une fois qu’on a donné aux femmes la liberté de leur désir, voilà qu’elles ne s’en sont jamais autant pris au désir des hommes… tout ce qu’on dit autour de Metoo et Cie, au delà des dénonciations pour le moins heureuses et bienvenues, les agressions, viols et mauvais traitements que des hommes continuent parfois d’infliger aux femmes. Mais on va bien au delà, c’est toute la dimension du désir masculin qui est aujourd’hui… Lacan le disait, il est perversement orienté, le désir masculin. On dit « balance ton porc », c’est une façon de dire « balance ton pervers », mais forcément le désir masculin est perversement orienté. Mais je vous assure, si je vous donne dix phrases de Lacan et que je l’envoie ce soir à France 2, la psychanalyse est radiée. La psychanalyse n’est pas à la mode, mais elle n’a pas à être à la mode, elle ne l’a jamais été. Ce qui est marrant c’est qu’avec le même discours, là où on le disait polymorphe, pervers polymorphe, trop subversif, trop moderne, trop je ne sais quoi… maintenant les mêmes sont dits réactionnaires, alors que c’est le même discours. La psychanalyse n’a pas à épouser les modes, elle a à prendre acte cliniquement d’un certain nombre de choses. Je ne suis pas contre la technologie, mais il faut reconnaitre que ça a des effets. Le psychanalyste est pris dans la modernité comme les autres, il peut peut-être, je ne suis pas sûr que ce soit tout le temps le cas, avoir un peu de division par rapport à ça. La division permet justement la psychanalyse. En tout cas cette évolution n’a pas réglé le problème du sexe, il l’a plutôt relégué. C’est-à-dire ce n’est plus le problème premier des jeunes, et du même coup ce ne sont plus les névroses classiques, le fameux désir impossible de l’obsessionnel, obsédé par le sexe mais qui n’arrive rien à en faire, ou le désir insatisfait de l’hystérique, c’est autre chose qu’on trouve aujourd’hui. Et parmi ces autres choses, parce que ce ne sont pas les seules, c’est ce qui concerne le bouquin que j’ai écrit il y a quelques années, Les affranchis. Et dans Les affranchis je m’intéresse aux problèmes d’addiction parce que ces problèmes là sont la modalité peut-être la plus facilement repérable avec la dépression, des pathologies psychiques actuelles. Addiction et dépression sont probablement les deux modalités de souffrance les plus facilement repérables et qui sont liées à ces évolutions, à ce que j’essaie un peu vite, comme ça, d’essayer de vous dire. En ayant pu mettre en effectivité, en circulation tous ces progrès dont je viens de parler, on a permis l’émergence d’abord d’objets réels, positivés, prêts à jouir, des téléphones, les produits divers, les médicaments, les drogues de synthèse, l’héroïne, la cocaïne, l’opium, l’ecstasy, les drogues du violeur, les drogues du sexe, les chemsex… parce que le sexe est repris ensuite dans l’économie de l’addiction. Et puis tous les objets de mode, qui en permanence viennent comme ça écraser. Dans mon livre j’avais mis en exergue une phrase de Lacan… c’est pour vous dire que Lacan l’avait vu venir, en 67 : « S’il est un des fruits les plus tangibles que vous pouvez maintenant toucher tous les jours de ce qu’il en est des progrès de la science, c’est que les objets a cavalent partout, isolés, tout seuls et toujours prêts à vous saisir au premier tournant ». Donc ça c’est Lacan en 1967, on est vraiment à la fin des années 60, c’est mai 68 qui arrive, c’est le début de la phase dont on parle aujourd’hui, et Lacan a déjà repéré que ce fameux objet a qui est cet objet qui échappe, qu’on ne peut jamais récupérer, qui est réellement – au sens du réel – perdu, en même temps il est toujours prêt là à revenir sur la scène. Et c’est ce à quoi on est arrivé, et ces progrès ont permis cette jouissance que Melman a appelé, dans L’homme sans gravité, une jouissance objectale. Nous avions la jouissance phallique, jouissance liée à l’instance phallique, plutôt du coté de l’avoir – du coté de l’homme -, et plutôt du coté de l’être – coté de la femme -, homme qui en général du coté viril est tout phallique… c’est un peu bébête un homme, c’est un soldat phallique, ça se repère vite, ça se voit de loin… les femmes sont un peu plus évoluées puisqu’elles ne sont pas toute phalliques. C’est-à-dire que à la fois elles participent, à priori, jusqu’à ce que aujourd’hui elles récusent cette instance parfois, elles la rejettent… mais à priori une femme participe à la fête phallique, mais elle n’est pas toute, Lacan disait elle n’est pas toute phallique. Pas tout, ce n’est pas « tout pas », il y a des hystériques qui sont « tout pas phalliques », c’est-à-dire dont le but est de castrer le partenaire. Ça arrive, pourquoi pas, ce sont des modalités de couple d’ailleurs, il y a des hommes qui en sont très contents d’être enfin… Mais la jouissance des femmes, elle va être d’un coté phallique également, elle participe de cette mascarade et cette rencontre, mais c’est aussi une jouissance qui va être du coté Autre. Lacan parlait de cette jouissance en tant que supplémentaire à la jouissance phallique. Donc jouissance phallique pour tous les hommes en position homme, un homme peut se mettre en position féminine, on n’est pas dans l’anatomie. Et du coté féminin, jouissance phallique et une jouissance Autre, que Lacan a appelé « supplémentaire », une jouissance hors langage, dont en général on ne sait absolument pas quoi dire. Lacan a espéré que des femmes analystes l’aident à mieux saisir de quoi il en retourne, il en a été tout à fait déçu. Il y a ces deux jouissances, qui est la manière dont Lacan a pu théoriser la chose, jouissance phallique et jouissance Autre, en tant que supplémentaire, mais liée à la jouissance phallique. C’est celle qui échappe à la jouissance phallique. La femme qui vient faire entendre à l’homme que malgré toute sa bonne volonté il ne vient pas tout à fait combler sa jouissance avec son organe, il y a quelque chose qui reste, il y a quelque chose qui en plus, quelque chose en moins, quelque chose d’à coté. Mais avec ces objets positivés, je ne vois vraiment pas pourquoi on aurait envie de s’opposer. Il y a enfin une jouissance simple, vous n’êtes pas contents ? Enfin une jouissance simple, qui ne provoque pas de quiproquo, d’opposition, de reproche, de guerre des sexes, c’est une jouissance offerte à tous. Vous prenez de la cocaïne, vous allez tous kiffer après, vous allez vous sentir forts, solides etc. Et les IPhone, et les réseaux sociaux, et les nouveaux produits, et tout ce que voudrez… Ce sont des jouissances dont les caractéristiques – là je vous vous les mets un peu en scène, mais c’est très sérieux et très précis, ce sont des jouissances égalitaires, la même pour les deux sexes. Ce sont des jouissances hors sexe, c’est-à-dire elles ne passent pas par la dimension phallique et par la dimension sexuelle. Donc elle ne passe pas par la dimension de l’échec, du quiproquo et du ratage… « Il n’y a pas de rapport sexuel », d’accord, mais là, dès lors que c’est hors sexe on évite ce ratage là, le ratage du rapport sexuel. C’est une jouissance, en plus, qui est désacralisée vis à vis de Dieu. Il n’y a pas de dieu ni à implorer ni à défier, on ne défie pas Dieu dans cette jouissance là, ou on ne s’y réfère pas, c’est une jouissance tout à fait athée. C’est une jouissance facile à obtenir, il suffit d’un peu d’argent ou d’un peu de débrouille pour obtenir l’objet de sa jouissance. Et c’est une jouissance solitaire en plus, elle peut se faire à plusieurs évidemment, on peut boire ensemble, on peut consommer de la drogue ensemble, on peut regarder des séries Netflix à plusieurs. Mais fondamentalement c’est une jouissance solitaire, c’est chacun avec son objet, chacun avec son produit. Donc c’est quand même pratique, on n’a pas besoin de passer par l’autre, ce que l’autre veut, ne veut pas, demande sans le savoir, dit oui tout en voulant dire non, dit non tout en voulant dire oui. Non, là c’est simple. Ceux qui veulent, participent, ceux qui ne veulent pas ne participent pas, mais c’est chacun avec son objet. Donc on a inventé des jouissances merveilleuses, pratiques, faciles, et donc forcément qu’est-ce qu’elles sont ces jouissances ? Elles sont addictives. Elles sont forcément addictives puisqu’elles sont offertes, elles sont simples, elles sont libres. Donc elles poussent forcément à l’addiction. Qu’est-ce qui fait limite à ces jouissances ? La jouissance sexuelle, on sait ce qui lui fait limite : c’est aussi bien une limite physiologique, la détumescence phallique par exemple, mais aussi une limite psychologique, psychique, la castration, l’angoisse de castration. Et également une limite liée au partenaire, à sa partenaire ou à son partenaire, le fantasme de l’autre, la demande de l’autre, le jugement de l’autre etc. Alors qu’avec ces autres jouissances, où est la limite ? La seule limite qui reste à ces jouissances c’est une limite, soit d’un hypothétique stoïcisme – ça arrive – mais sinon c’est une limite organique. La limite de toutes ces nouvelles jouissances c’est une limite qui n’est plus qu’organique. C’est l’épuisement du corps, la maladie, voire la mort. La logique d’un toxicomane c’est quand même de finir en overdose. La chance veut que ça ne finisse pas toujours comme ça, mais la logique toxicomaniaque c’est quand même de finir en overdose. Dans les bons cas ce genre de jouissance finit par l’épuisement, épuisement du corps et de la psyché, et dans les cas plus compliqués ça finit plus mal, la mort, mais souvent la maladie.
C’est là que j’en viens aux toxicomanes tels qu’on les voit dans les services. Qu’ils viennent consulter soit en cabinet, soit encore plus, quand ils arrivent à l’hôpital, ceux qui viennent sont ceux qui ont passé un cap, déjà. Je vous disais au départ, ces jouissances elles sont top. C’est tellement plus simple que les jouissances traditionnelles, elles ne sont pas liées à de la culpabilité, elles ne sont pas dépendantes du bon vouloir des autres, elles ne sont pas pleines de quiproquos et de complexité excessive, donc elles sont forcément attirantes. En plus elles sont égalitaires donc c’est tout à fait moderne, tout le monde est content. Mais elles ont quelques défauts problématiques, celles que je viens de vous dire, on ne sait plus où est la limite, et puis celle que je vous ai aussi laissé entendre en vous les vantant, elles sont simples et solitaires etc. Mais enfin, je ne sais pas si ça ne vous fait pas frémir, en même temps. Ce sont des jouissances autistiques, des jouissances solitaires, des jouissances bêtes, comme disait Lacan de la masturbation. Une jouissance bête, au sens où justement on se passe de l’autre. L’un des intérêts, quand même, de la jouissance – je ne sais pas si on peut dire sexuelle ou simplement sexuée, c’est-à-dire pas celle simplement du rapport sexuel, celle qui passe par la relation entre les sexes – mais quand même une jouissance qui ouvre sur l’Autre et qui est donc directement liée au langage. Aux conditions humaines du langage et de la parole. C’est-à-dire, langage et parole, c’est qu’il y a de l’Autre. Il y a de l’Un et il y a de l’Autre. Il y a du S1 et du S2. Il y a du coté homme et il y a du coté femme. Et ça, ça respecte la condition humaine, la condition langagière.Quand vous entrez dans ces jouissances qui sont des jouissances du signe, des jouissances de l’objet réel, à minima vous rentrez dans de la bêtise, c’est-à-dire il n’y a vraiment pas besoin d’être très futé pour faire ça. Et si on va un peu plus loin, vous rentrez dans la barbarie, puisqu’on est dans la pure jouissance de consommation, et la dimension d’altérité n’est plus du tout présente. Et quels que soient les énormes progrès de l’égalité qu’on prône aujourd’hui partout entre les sexes, entre les orientations sexuelles, entre les milieux, tout ce que voudrez… n’oubliez surtout pas que le désir ne vient pas de l’égalité. L’égalité c’est la mort, la mort de tout désir. Le désir vient de l’altérité, que l’autre est différent, que l’autre a un truc que je n’ai pas, que l’autre est fait autrement, etc. Donc méfiez vous quand même avant de prôner toujours l’égalité et la non différence, la non binarité comme un nouvel étendard. C’est un étendard qui va nous revenir en boomerang ; ça c’est un aparté qui nous inquiétera ou pas, l’étendard de l’égalité et de la non binarité, non différenciation, forcément va revenir sous des formes violentes, et on le voit déjà parfois. En tout cas ces évolutions qui se manifestent par cette mise en avant de nouvelles jouissances, mais qui est permise… parce que là je suis allé directement sur l’aspect jouissances et addictions, mais tout ça est permis par ce rapport à la loi symbolique, à l’instance morale que Lacan appelait le Nom-du-Père, qui a radicalement changé. Parce que si cette fonction de Nom-du-Père est opérante, l’addiction, par exemple, devrait être tout à fait marginale. Cela implique qu’il faut malgré tout toujours avoir en tête que ce n’est pas le symptôme qui fait la structuration psychique ou le fonctionnement psychique de quelqu’un. C’est son fonctionnement psychique lui même, sa structure. Par exemple, une addiction névrotique ce n’est pas une addiction psychotique. Les addictions dont j’essaie de vous introduire un peu quelques uns des phénomènes actuels, ce sont des addictions ni névrotiques, ni psychotiques. Ce sont des addictions correspondant à des nouvelles formes probablement de névroses, ce que j’ai appelé récemment des névroses de récusation. En tout cas ce ne sont pas des névroses au sens des névroses freudiennes, la manière dont certaines addictions se manifestent aujourd’hui. Pourtant il y a des addictions dans des névroses classiques, et il y en a dans des psychoses également.
Quelques mots, dans les névroses classiques, celles dont je dis qu’elles sont moins fréquentes qu’avant mais qu’elles existent bien sûr toujours… Là, le Nom-du-Père a été tout à fait opérant, le signifiant censé nouer le désir et la loi, censé faire rentrer un peu les rejetons dans des cases, par rapport à l’instance phallique, par rapport à leur sexuation, dans une asymétrie, celle dont on ne veut plus, dans certains cas ce Nom-du-Père a été tout à fait intériorisé, introjecté par les sujets en construction, et ça fait des Œdipe, ça, et ça fait des névrosés. Bien sûr, il y en a toujours, on en voit tous les jours des névrosés, papa, maman, ce qu’on m’a dit, ce qu’on m’a fait, la révolte, la culpabilité, j’ose pas, je voudrais mais je peux pas, pourquoi tu peux pas, ben je sais pas je peux pas, j’aimerais bien mais je peux pas. Je retrouve toujours le même type d’hommes, le même type de femmes etc. Logiquement l’addiction dans ce genre de situation ne devrait pas être trop massive, parce que cette opération psychique là, elle s’est faite sur le mode de l’injonction au refoulement. Puisque c’est ce que le Nom-du-Père fait intérioriser à un enfant, à un sujet en construction. C’est-à-dire ton désir, par exemple incestueux, oedipien, tu te le gardes, et puis on verra plus tard. Tu pourras peut-être désirer un peu d’autres femmes, mais en tout cas l’objet premier il est déjà pris, il n’est pas pour toi. Cette injonction au refoulement, cette injonction à refouler ses désirs, cette injonction à suivre quelques normes, qui était les conditions principales, en tout cas il y a peu de temps, elles impliquent de renoncer à son objet de jouissance. C’est l’Œdipe freudien. L’Œdipe freudien, c’est : ton objet de jouissance premier, par exemple la mère pour le petit garçon, et bien non, tu y renonces, c’est comme ça, tu n’y as pas le droit. En général c’est plus ou moins accepté, et puis ensuite ça crée des rejetons divers. Donc logiquement ce type de fonctionnement, qui s’est développé sur le renoncement à une jouissance la plus forte possible et à son objet de désir de prédilection devrait être relativement vacciné contre les addictions. Et de fait on voit souvent des névrosés qui vous racontent quelques petits moments comme ça, surtout que aujourd’hui, comme je le disais tout à l’heure, on tente les gens avec des addictions diverses, donc évidemment on y goûte tous plus ou moins. Mais ce sont surtout des patients qui vous racontent que pendant un temps ils ont pris beaucoup de cannabis, et puis ils se sont dit que… Ce sont des gens qui vous disent à un moment je me suis dit que c’était trop et puis j’ai arrêté. Ce sont des patients qui se sont fait aider par un médecin, parfois pas. Mais ce sont des patients… souvent c’est déjà réglé quand ils viennent vous voir, ou alors ils viennent vous voir pour le régler, et après une séance c’est déjà réglé. Le simple fait d’être venu pour ça, c’est déjà réglé. Parce que ce ne sont pas des structures addictives, ce sont des névrosés qui à un moment ont sombré dans l’addiction. C’est la jeune fille dont le petit copain prend de la coke, qui s’est mis à en prendre avec lui, et qui au bout d’un moment se dit : mais je fais n’importe quoi. C’est le jeune qui avec sa bande de potes se met à boire comme un trou tous les week-ends et qui au bout d’un moment se dit : mais j’arrive plus à faire mes études à cause de ça, ça ne va pas, il y a un problème. Et il s’arrête. Ou ça peut être des gens plus âgés, j’ai eu par exemple il y a quelques temps un retraité qui buvait un peu beaucoup depuis toujours et qui une fois à la retraite s’est mis à boire trois fois plus. Et là il s’est dit mais je vais finir en réel alcoolique, il y a un problème. Donc ce sont des structures qui à priori ne devraient pas donner plus que des addictions conjoncturelles, comme je les ai appelées dans le livre, des addictions d’un moment. Quand c’est des addictions plus tenaces, ça arrive, c’est soit qu’ils ont goûté à des produits qui physiologiquement sont absolument atroces, comme l’héroïne… N’importe qui parmi nous prend de l’héroïne pendant un mois tous les jours, je vous assure vous n’allez pas vous en sortir facilement tout seul, parce que ça accroche l’organisme d’une manière telle que les syndromes de manque seront terribles. Ça peut être dû à ça. Ou alors ça peut être dû à des névrosés très souffrants qui ont trouvés dans des produits de quoi fuir leur névroses. On en voit des névrosés, des hystériques, des obsessionnels pour qui la vie a été vraiment très dure, quand ils boivent, quand ils cuvent les problèmes sont mis un peu de côté. Mais c’est une manière de fuir les coordonnées de sa structure, ce n’est pas en soi quelque chose qui fait structure. De même pour les psychoses, là on est plutôt dans une manière d’essayer parfois de traiter sa psychose. Beaucoup de psychotiques ont des problèmes d’addiction, et c’est souvent pour essayer de vectoriser la jouissance atroce que ressent un psychotique quand l’Autre lui parle, quand il entend des voix, quand il a des hallucinations. Je vous assure que si en prenant deux litres de whisky il n’a plus d’hallucinations, s’il n’entend plus ses voix, il est assez content. Et donc beaucoup de psychotiques se traitent comme ça, avec parfois des médicaments qu’on leur donne, bien sûr. Mais souvent des drogues ou de l’alcool, non seulement leur permet de retrouver un certain lien social parce qu’ils vont boire avec d’autres, alors que les psychotiques sont parfois très désocialisés. Et en plus de ça, ça permet de calmer l’angoisse psychotique. J’ai le souvenir de jeunes me disant : quand je prends de l’héro mes problèmes se calment. Mais c’est pas une manière, comme le fait le névrosé, de fuir sa structure, c’est vraiment une manière de la soigner et de la traiter, c’est comme ça qu’ils gèrent leur vie de psychotique, pour prendre des cas un peu lourds, c’est pour ça qu’il ne faut pas les sevrer trop vite, les psychotiques. Quand on veut sevrer un psychotique, et c’est nécessaire parce que ça a des conséquences, il faut prendre l’ensemble du tableau clinique en charge. Il faut traiter la psychose avec le sevrage, sinon vous allez complètement le faire décompenser alors qu’ils n’étaient pas si mal avec leur problème d’addiction. Donc il faut être prudent avec un psychotique addict.
Mais, et c’est là où je voudrais en venir avant de conclure, ce en quoi je voudrais un peu plus attirer votre attention, ce que j’ai fait un peu en débutant, j’ai fait une aparté, ce sur quoi je voudrais finir, c’est sur les addictions en tant que représentant certains des phénomènes actuels, je dirais tout simplement les addictions en tant qu’un des modes, qu’une des grandes pathologies actuelles qui n’est pas repérable, ou qui n’est pas identique aux névroses et aux psychoses classiques, et donc les addictions qui ne sont pas – ce que j’ai dit très vite mais que je développe beaucoup plus dans le livre – qui ne sont pas les addictions des névroses ou les addictions des psychoses. Ou les addictions des perversions chez lesquels j’ai passé, là, faute de temps. Il y a des hystériques addicts, des obsessionnels addicts, il y a des psychotiques addicts, ce n’est pas ce sur quoi je veux insister là. Ce sur quoi je veux insister c’est les addicts que j’ai appelés « affranchis ». Les affranchis du Nom du Père, c’est-à-dire ceux qui se sont développés selon une modalité, par la grâce de ces progrès sociaux, technologico économiques, plus ou moins relayés dans les familles. C’est pour ça que certains se développent comme ça et d’autres pas. Il y a des familles qui dans ce monde social un peu bizarre ont des modes d’éducation assez traditionnels par ailleurs, et qui font que les enfants vont trouver des repères assez classiques, et dans d’autres situations où les enfants vont trouver un autre type de repères, si tant est que on puisse encore parler de repères. Et en tout cas il me semble qu’il est temps aujourd’hui de quitter une dichotomie, une opposition à la fois juste et orthodoxe, lacanienne, à laquelle comme certains d’entre vous ont été biberonnés, qui est cette dichotomie : le Nom-du-Père est forclos : c’est de la psychose. Il est introjecté, il est refoulé : c’est de la névrose. Il y a des petits malins qui, ce ne sont pas des lacaniens en général, c’était plutôt des post freudiens, qui ont parlé d’état limite. Il y a des descriptions très justes cliniquement, à parler d’état limite. Simplement, Lacan, qui n’a pas refusé le terme, puisqu’il en parle une fois – Jacques Alain Miller l’a enlevé de l’édition en question mais dans la sténotypie – Lacan parle du cas borderline de L’homme aux loup – ça a été enlevé de la version du Seuil, mais vous la trouvez dans l’édition de l’ALI. Mais même s’il y a fait allusion, Lacan n’a pas suivi les propositions autour de cette problématique des états limites. Les états limite ça a été un diagnostic fourre tout, compliqué, peu précis, pour essayer… je n’en ferais pas le reproche à ceux qui ont parlé d’état limite. Les états limite ça a été la manière – pour des auteurs plutôt freudiens en général, mais aussi parfois lacaniens, Jean Jacques Rassial a écrit un bouquin là dessus par exemple, pour essayer de décrire des cas qui manifestement n’étaient pas tout à fait des névrosés mais qui n’étaient pas non plus des psychotiques. Alors on a dit : ils sont limites, border, borderline. C’est devenu un mot courant, il est border. Mais pour moi, c’était un diagnostic d’attente. Etat limite, comme l’avait dit une fois Melman, c’était plutôt la limite du clinicien, qui faute de pouvoir se repérer disait : celui là est état limite, pour l’instant on ne sait pas trop, c’est limite névrose, limite psychose. On ne sait pas encore, on verra. Et de fait, certains, après quelques mois ou quelques années de psychanalyse, on finissait par se rendre compte que c’était un psychotique, il avait gentiment décompensé sur votre divan, ou alors que finalement il y avait une névrose qui se tenait pas si mal. Et puis dans d’autres situations et bien on ne savait toujours pas, donc on continuait à dire « limite », et quand on était lacanien on ne disait plus rien. Parce que on n’avait pas le droit de dire « état limite » et puis on trouvait quand même que ce n’était pas tout à fait un obsessionnel, un hystérique, un pervers, un schizophrène, on ne savait plus, alors on allait voir quelqu’un en contrôle, le contrôleur ne savait pas non plus… En tout cas je crois qu’on peut, j’en dis quelques mots dans ce livre, on peut être attentif à des sujets qui effectivement ne sont pas psychotiques. Pas de délire, il n’y a pas d’hallucinations, il n’y a pas ces coqs à l’âne qu’on entend souvent chez les psychotiques. Donc ce que les collègues de la Cause Freudienne parlent en tant que « psychose ordinaire » ne me semble pas tenir la route. A part quelques cas évidemment, mais ça ne peut pas résumer tous ces patients différents, des névrosés aux psychotiques classiques. Le terme d’état limite n’est pas bon, limite non plus, puisque c’est un terme limite, un terme d’attente, borderline, à la frontière, entre les deux, on ne sait pas trop où. Ça ne définit pas une pathologie ni le mécanisme qui a mis en place cette pathologie. Pourquoi il est limite ? Ils parlent de clivage du moi, parfois, mais souvent c’est plutôt le moi faible, la faiblesse du moi qui fait que ça n’est pas assez bien symbolisé, il est limite, il n’est pas assez développé pour être névrosé mais il n’est pas psychotique non plus, alors il est « limite ». Ce n’est pas non plus suffisamment convaincant. Mais il me semble que entre le Nom-du-Père forclos, source de psychoses, et le Nom-du-Père introjecté, intériorisé, pris en compte, comme c’est le cas pour un névrosé, et donc source de refoulement, le Nom-du-Père ça vous oblige quand même à refouler certains trucs, c’est emmerdant… Entre ces deux mécanismes, il y a ce que j’ai travaillé, après quelques autres, puisque d’autres ont pu réfléchir sur ça, il y a ce mécanisme de récusation du Nom-du-Père. Récusation, c’est-à-dire le Nom-du-Père est reconnu subjectivement, psychiquement, il n’est pas forclos, il est rencontré par la subjectivité, il est symbolisé, si vous préférez, par le sujet en construction. Donc le Nom-du-Père est à minima symbolisé, subjectivé, mais dans le même temps il est tout à fait délégitimé. C’est une expression qu’avait pour la première fois proposée Marcel Czermak et que Melman avait repris : tu es l’Un dans l’Autre, on n’en a rien à cirer. C’est-à-dire : oui d’accord, il y a une instance symbolique qui demande que, mais j’en n’ai rien à faire, c’est pour qui veut, si je veux bien. C’est quelque chose auquel le sujet à la fois est confronté, mais il est autorisé – pour ne pas dire encouragé – à ne pas en tenir compte. Tous les sujets ne se développent pas comme ça. Parce que certains rencontrent dans leur trajet de quoi se soumettre, quelque part, à la castration que le Nom-du-Père implique. Et d’autres pour qui, allez demander à des professeurs de collège, de lycée, voire de maternelle… Je me souviens d’une femme me disant que… c’était en sixième, c’était il y a quelques années, aujourd’hui elle ne le ferait plus, le téléphone d’une gamine avait sonné, elle s’était autorisée à confisquer le téléphone. Elle a failli se faire lyncher après. Mais qu’est-ce que lui a dit, non pas la gamine, mais le père de la gamine, qui était outré et qui allait secouer la prof : vous confisquez, vous volez, quasiment, vous arrachez le téléphone de ma fille. Elle essaie de lui expliquer qu’il n’a pas à sonner en cours. Le père lui dit : mais c’est moi qui l’appelais, j’avais un truc à lui dire. Vous voyez d’où peut partir la récusation de l’autorité. Et puis le téléphone lui appartient, vous pouvez lui dire qu’elle n’a pas le droit de décrocher, vous n’avez pas le droit de lui prendre, c’est à elle, ce n’est pas à vous. C’est-à-dire il n’y aucune différence de place, il n’y a pas d’autorité. Donc par la grâce de ces évolutions socio économiques et morales, parce que, comme je vous l’ai dit au début, s’il n’y avait pas eu les évolutions morales, la libération des mœurs etc. les produits économiques n’auraient pas pu être écoulés. Il fallait bien qu’on lève les interdits. S’il y a plein d’interdits à quoi ça sert de fabriquer plein d’objets si on n’a pas le droit d’en jouir ? Ça n’a d’intérêt que si on peut en jouir, et pour ça il faut que le père se taise un peu, et que le Nom-du-Père n’ait plus l’effectivité symbolique qu’il avait. Mais il n’est pas forcément forclos, parce que quand même tout le monde n’est pas fou, les parents qui font des enfants ne sont pas fous non plus, les politiques à priori ne sont pas tous fous non plus, parfois on a l’impression que ça marche bizarrement mais, enfin, ça marche un peu quand même etc. Donc les jeunes rencontrent encore, parce qu’ils sont dans un monde de langage et de parole, parce qu’ils ont des parents qui sont censés les protéger, les élever, leur donner quelques repères, ils rencontrent en général la plupart du temps cette instance symbolique, quelque chose de la métaphore paternelle qui s’inscrit. Sauf que certains effets de la métaphore paternelle ne sont plus effectifs, c’est-à-dire ce qu’avant le Nom-du-Père impliquait. C’est quoi le Nom-du-Père ? C’est ce qui noue le désir avec la loi symbolique, et c’est ce qui permet, ce qui injecte l’interprétation sexuelle du manque. C’est la définition que Melman donne de la castration. Parce que il y a deux types castrations. Et il me semble que c’est là qu’il y a des oppositions et des incompréhensions entre les analystes par rapport à ce qu’on appelle « castration ». Je prétendrais, je ne suis pas le seul, qu’il y a deux types de castrations. Il y a la castration naturelle, c’est-à-dire structurelle en fait, c’est celle liée au langage. Et c’est ce qui fait que certains psy vous disent : les évolutions actuelles, les problèmes, les soi-disant « ça ne va plus », ça n’a pas d’intérêt, la castration existera toujours puisqu’elle est dans le langage. La castration en effet vient directement du langage, chaque signifiant renvoie à un autre signifiant, ça échappe toujours. Pas besoin d’un père pour venir castrer quoi que ce soit, la castration elle est là, tout n’est pas possible, ça nous échappe toujours, la preuve c’est qu’on n’est jamais satisfait, on n’est jamais content. Donc la castration est toujours là, on pose nos crayons, pas de problème, la psychanalyse ça ne sert pas à grand-chose, c’est juste pour répéter ce que chacun sait, il y a une insatisfaction et pour le dire comme ça, il y a de la castration. C’est chez Lacan quelque part, Melman le dit aussi par moments, la castration vient du fait qu’un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant, que le sujet n’est que représenté par le signifiant et que l’objet de son désir, l’objet petit a, il lui échappe toujours, il est dans un trou, dans un creux. C’est l’objet qui le pousse à désirer mais on ne sait jamais ce que c’est cet objet qui le pousse à désirer. Simplement il y a un pousse-au-désir. Donc pas de problème, la castration est structurelle, donc ne vous inquiétez pas, les éducations, les morales etc. Sauf que ce n’est pas si simple. S’il suffisait de faire confiance au langage et à la parole pour dire qu’il y a une séparation entre les individus, l’insatisfaction est toujours là, une altérité à respecter puisque quand on se parle il y a forcément deux places, celui qui parle et celui qui écoute, par exemple. Donc si il suffisait de respecter les lois de la parole et du langage pour que tout aille bien, d’accepter les lois de la parole et du langage et de la parole, pardonnez-moi cette lapalissade, et bien tout irait bien. S’il suffisait de dire : la castration, l’altérité, l’asymétrie, la prise en compte de l’Autre, elle vient du langage et de la parole – ce qui est vrai, en plus – mais s’il suffisait de dire ça, on n’aurait pas besoin de police, on n’aurait pas besoin d’armée, on n’aurait pas besoin de justice. On n’aurait pas besoin de faire des procès. Il suffirait de dire est-ce que tu as respecté les contraintes ? Les lois du langage tu ne les as pas respectées. Sauf que le symbolique étant décevant, comme disait Lacan, il parle du caractère fondamentalement décevant du symbolique, puisqu’il renvoie toujours à de la perte, c’est quand même déprimant. Même là, on parle, on parle, j’essaie de faire comprendre des trucs, je suis sûr que ça passe à coté, comme toujours, parce que justement c’est le symbolique qui fait que ça échappe. Donc ce que j’essaie de vous dire m’échappe à moi même, et vous échappe, et je ne sais pas ce que vous avez entendu, et ni même si j’ai dit ce que j’avais prévu de vous dire dans le train, un peu, mais pas tout à fait. Mais c’est inhérent. Puisque on ne peut pas faire complètement confiance à cela, sinon simplement ça se saurait, on serait beaucoup plus tranquilles les uns et les autres. C’est bien pour ça que depuis toujours, sur des modes différents, et il est bien que les modes changent et que les manières de faire puissent être différentes, plus justes, plus réfléchies, plus modernes, plus intelligentes que ça ne l’a été. Mais il a toujours fallu que quelque chose, qu’une instance, qui a été représentée par le père depuis quasiment toujours, qui peut-être va se faire autrement, parce que le père et le Nom-du-Père c’est complètement différent : il peut y avoir un Nom-du-Père effectif sans qu’il n’y ait de père dans les familles par exemple. Le Nom-du-Père c’est une instance, et ça passe par la reconnaissance de la mère, déjà. Une mère qui ne reconnaitrait pas du tout son mari dans un rôle de père, il y a des chances que les Noms-du-Père ait du mal à s’instaurer pour un enfant. Mais en tout cas, et je vais m’arrêter là dessus, aujourd’hui pour beaucoup de jeunes en construction, ce Nom-du-Père va être récusé. C’est-à-dire à la fois il va pouvoir reconnaître cette instance symbolique qui prescrit la castration, mais la castration au sens psychanalytique du terme. C’est-à-dire non pas simplement qu’il y a un manque inhérent du fait du langage, ça, ok, acceptons le au moins théoriquement que le langage implique du manque. Mais la castration, pour la psychanalyse, pour Freud, pour Lacan c’est que ce manque est interprété sexuellement. C’est ça la castration, chez Freud et chez Lacan. C’est-à-dire ce manque inexorable, cette castration naturelle ou structurelle, elle est ensuite – c’est la définition que Melman en donne dans L’homme sans gravité – elle est ensuite interprétée sexuellement. C’est-à-dire qu’elle est apte à la jouissance. Le manque devient apte à la jouissance. C’est-à-dire à partir de ce manque tu vas t’inscrire du coté phallique ou du coté Autre, par exemple, pour voir comment rendre ce manque apte à la jouissance, mais une jouissance castrée, toujours. Contrairement à cette jouissance addictive, qui elle, est sans limite. Et donc les sujets qui se sont construits dans cette récusation, c’est-à-dire cette sorte de reconnaissance à minima, mais en même temps on est autorisé à ne pas en tenir compte. C’est pour qui veut, celui qui veut s’y soumettre, il s’y soumet. Celui qui s’estime castré, qu’il soit castré, ça ne me dérange pas, mais moi je ne me sens pas du tout castré, moi non, c’est pour ceux qui veulent. Ce n’est pas de la perversion. La perversion c’est le déni de la castration, c’est-à-dire la castration elle est tellement reconnue qu’elle est niée en même temps, c’est oui mais non. Alors que la récusation il n’y a pas besoin de ça, la récusation qui porte sur le Nom-du-Père, si le Nom-du-Père est récusé, la castration est optionnelle. Elle est là, et en même temps on n’est pas du tout obligé de s’y prêter, donc le déni n’est pas nécessaire. Melman dit, dans L’homme sans gravité, que le déni peut devenir une simple figure de style. Une figure de style ! Et si le Nom-du-Père est récusé, vous n’avez pas grand-chose à récuser, puisque vos désirs et vos jouissances sont tous possibles. Il n’y a pas de castration à dénier, elle est reconnue la castration, rien à fiche, rien à cirer, comme avait dit une fois Czermak et comme l’avait dit Melman aussi. Rien à cirer de cette instance dans l’Autre, le prof qui veut confisquer le portable, l’autorité quelconque qui veut imposer quelque chose, mais de quel droit ? De quel droit vous voulez encore imposer quelque chose ? Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Avant c’était au Nom-du-Père qui représentait toutes les traditions religieuses, patriarcales, dont on peut se féliciter éventuellement qu’elles ne soient plus tellement opérantes, mais la question va être de savoir qu’est-ce qui va réguler les comportements et les jouissances ? Parce que quand les jouissances ne sont pas régulées, c’est notamment la porte à la toxicomanie. Et là il n’y a plus de limite que celle du corps. Dans ces cas là, lorsque ce n’est plus régulé, lorsqu’on tombe dans des vraies, des grosses toxicomanies, au niveau de la prise en charge, non seulement on doit y toucher du coté du réel… n’imaginez pas les soigner que sur un divan. Melman avait raconté un jour qu’il avait eu un patient toxicomane qui avait mis le feu à son divan, c’était il y a très longtemps. Et un autre à qui il avait donné de l’argent pour qu’il achète de l’héroïne à condition qu’il revienne à ses séances. Parfois pour accrocher le transfert il faut inventer, il faut y aller. Ce n’est pas une prescription qu’il faisait là. Mais c’est juste pour dire que d’une part, il faut y toucher parfois au niveau du réel, c’est-à-dire donner des médicaments, parfois enfermer s’il le faut à l’hôpital, plutôt qu’en prison, c’est mieux. Donner des produits de substitution, c’est parfois nécessaire, donner de quoi calmer les effets de manque etc. Ne croyez pas qu’en parlant avec un gros toxicomane vous allez facilement l’aider. Donc, premièrement, accepter… et puisque le problème est du coté de cette faille du symbolique et d’une jouissance d’un objet réel, il faut aussi soigner du coté réel. Aussi du coté de la réinsertion sociale, d’ailleurs, d’où les éducateurs. Du coté purement médical et somatique aussi, parce que souvent ils ont des maladies. Et puis, et je m’arrête là, pour ce qui du psy, du psychanalyste, de l’approche analytique qui est nécessaire souvent, qui est souhaitable, c’est justement comment remettre quelque chose de l’ordre du langage et de la parole en circulation. C’est-à-dire comment, par la grâce du transfert, quand ça ne se passe pas trop mal… C’est pour ça que Melman avait donné de l’argent à ce patient : tiens, je te le donne, tu me rembourseras un jour. Je te le donne, tu vas prendre ton héro, mais demain tu reviens, tu viens me raconter ce qui s’est passé. C’est-à-dire là on crée une sorte de pacte. A Marmottan on avait traité Charles Melman de dealer en blouse blanche, parce qu’il le racontait, Melman l’a dit publiquement. Et Melman était l’un des rares à prôner les produits de substitution à l’époque. Les psychanalystes étaient contre, il ne faut pas abraser le symptôme, il ne faut pas traiter dans le réel, il faut être analyste. Mais comment voulez-vous être analyste avec un type qui est délinquant, qui est dans des jouissances de fou, qui est toujours avec des dealers, qui est toujours en train de courir. Non. Demain tu reprends ta méthadone et tu reviens me parler cinq minutes. Ça ne marchera pas toujours, desfois il va prendre sa méthadone, et pourquoi pas ? C’est ce qu’on a appelé quelques années après – et je ne suis pas contre – la « réduction des risques ». Il vaut mieux quelqu’un qui prenne de la méthadone, que quelqu’un qui prenne de l’héroïne, et qu’il tue, ou qu’il viole pour se faire de l’argent, ou qu’il se prostitue, ou je ne sais quoi. Mais ce que l’analyste peut essayer de faire, au delà de ces traitements médicamenteux, c’est remettre en circulation les lois du langage et de la parole, et remettre en circulation quelque chose de l’ordre d’une éthique. Je dirais même d’une éthique des jouissances. C’est-à-dire qu’au bout d’un moment, un toxicomane se rend compte que peut-être il a aussi un choix à faire en termes de jouissance. Que bien sûr il y a ces jouissances dont je vous ai parlé tout à l’heure, ces jouissances faciles, illimitées, simples, égalitaires etc. Mais qui sont aussi profondément bêtes et mortifères, dangereuses. Et il arrive que par la grâce du transfert, parfois par une rencontre amoureuse aussi, il y a des patients qui se rendent compte qu’il y a deux types de jouissances possibles, qui passe par l’autre, qui passe par le manque, par la castration. Ce n’est pas vendeur, et en même temps bizarrement, il y en a qui s’accrochent un peu à cette jouissance, qui trouvent quelque chose de l’ordre d’une humanisation possible. Et donc la question de la barbarie, ou pas, se pose notamment avec cette clinique.
Transcription : Véronique de Kerdrel
Texte non relu par Thierry Roth