JOURNEE DES INSCRITS AUX ENSEIGNEMENTS – Séminaire L’envers de la psychanalyse
23 mars 2024
Hélène Berroul
L’Envers d’une prescription
Dans le séminaire L’Envers de la psychanalyse Lacan interprète la psychanalyse à rebours du sens commun et tord le cou notamment à la reprise du projet freudien par les successeurs de l’inventeur de la psychanalyse. Il souhaite dès 1964, lors de l’Acte de fondation, restaurer « le soc tranchant de sa vérité »[1].
L’Envers tranche en effet pour faire entendre le risque d’une confusion qui serait notamment d’amalgamer discours du psychanalyste et discours de la psychanalyse. Ce n’est pas la psychanalyse qui occupe une place, qui détermine son discours, mais le psychanalyste. « Il y a du psychanalyste »[2].
Lacan insiste sur ce point. Il prend ainsi l’exemple de la thèse d’Anika Rifflet-Lemaire, dont le titre Jacques Lacan est suffisamment explicite concernant le sujet, et dont il fait la préface. Une thèse sur Lacan, préfacée par Lacan, quel gage d’une plus grande garantie ? Lacan suppose que cela « lui allège les ailes »[3]. Pas si sûr au vu de son propos et de la reprise de ces fameuses ailes dont il joue sur la sonorité dans cette préface… Car Lacan déconstruit l’attendu et produit l’impolitesse de ne pas répondre tout à fait à la commande. Il indique précisément comment, d’ânonner ses aphorismes, de paraphraser maladroitement ses formules peut amener au pire. Ce qu’il souligne d’ailleurs comme effet de la reprise freudienne de l’Ego Psychology Américaine et de ses effets délétères qu’il va même jusque qualifier de « propagande analytique »[4] ou de « nouvel obscurantisme »[5]. Lacan ne répond pas à la commande car il souligne la différence produite justement par le discours selon la place prise par celui qui commande ce discours, selon l’agent comme il le nomme. Une thèse universitaire est prise de fait dans le discours universitaire et même si son sujet est Lacan, elle ne peut le traduire que prise dans ce discours.
A l’université la psychanalyse peut être enseignée, en ce sens, « la psychanalyse produit du discours universitaire »[6]. On enseigne « Lacan », on pourrait donc faire apprendre Lacan. Que cela produit-il concrètement ?
J’ai été étudiante à l’université de Rennes 2, suivant des études de psychologie avec un parcours de master intitulé psychopathologie clinique et psychanalytique, puis une thèse au sein de l’école doctorale et du laboratoire de recherche en psychopathologie et psychanalyse. Quelque chose donc de la psychanalyse s’enseigne à l’université et les recherches s’en orientent. Le savoir, le S2 en position d’agent engage l’étudiant de ce type de parcours universitaire à une certaine connaissance des savoirs sur la psychanalyse.
Pour autant cela ne garantit pas de pouvoir être à la place du psychanalyste. Ce que Lacan énonce et qui surprend à l’époque les étudiants de Vincennes qui pourraient y prétendre, puisqu’ils étudient au sein de la nouvelle université expérimentale qui comporte un département de psychanalyse tout juste crée par Serge Leclaire. Malgré cela, ce que Lacan soutient c’est que l’acte psychanalytique, celui « où s’assoit, où s’institue comme tel le psychanalyste »[7], ne s’enseigne pas à l’université.
La psychanalyse ne s’enseigne pas comme la conduite… à tenir. Être docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse ne garantit pas et ne préserve pas de ce que pourrait produire de prendre cette place du psychanalyste. Puisque la psychanalyse comme le rappelle Lacan « ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail »[8].
Lacan nous indique bien qu’il ne s’agit pas du même savoir dans le discours universitaire que dans le discours du psychanalyste car celui-ci n’est pas à la même place. Le savoir en place de vérité sous la barre du a en place d’agent, ne se certifie pas, il ne se sait pas, et c’est ce savoir, d’être insu, que l’agent, le a incarné par le discours du psychanalyste, vient soutenir. Il ne s’agit pas d’un savoir absolu. Le S2 en place de vérité, n’est pas la vérité d’un tout savoir mais bien plutôt que ce savoir ne peut être que mi-dit telle la vérité. Lacan précise ainsi que la réponse de ce savoir est énigme. L’interprétation porte ce statut de l’énigme comme le rébus de l’analysant. Le mi-dire s’inscrit de la structure du langage puisque le signifiant représente un sujet auprès d’un autre signifiant. La fonction de l’interprétation est plutôt de permettre une « distance qu’elle suppose entre le réel et le sens qui lui est donné. »[9] C’est de cet écart, de cette autorisation que « la parole soit entendue par quelqu’un là où elle ne pouvait même être lue par personne »[10] comme le souligne Lacan dans son Discours de Rome, que le sujet peut faire une place à son dire.
Un exemple permet d’illustrer plus concrètement les différences des discours et des attendus. A l’université j’entends lors de mes années de master un adage, une formule qui me semble faire prescription, ordonnance : « Pas sans contrôle ». Pas sans contrôle, pas sans contrôle, à toutes les sauces, pour recommander fortement aux étudiants qui seront bientôt psychologues de ne pas commencer à exercer, « sans contrôle ». Cette manière de rabâcher cette formule, sortie de son contexte de la formation des analystes, pour l’insérer dans un contexte de formation universitaire des psychologues, n’est pas sans effets et entraine de fait une confusion qui pourrait laisser croire que ce diplôme nous garantirait cette place du psychanalyste.
De plus, le contrôle, pensé par Lacan lors de l’acte de fondation de l’École freudienne de Paris, qui participe à la formation des analystes, qui « s’impose »[11] à partir du moment où l’analysant prendrait une « responsabilité analytique »[12] ne serait plus, avec cette prescription, de l’ordre d’un « cas particulier »[13] c’est-à-dire d’une interprétation subjective mais de l’uniformisation. La préconisation de l’université à ne pas se lancer comme psychologue sans contrôle est à côté de ce que Lacan soutient lorsqu’il dit que le contrôle s’impose. Là encore il y a une torsion de la formule qui amène une production erronée du sens. Le contrôle s’impose à l’analyste (et non au psychologue) du fait de son acte à prendre cette place. Il s’agit d’un temps logique, particulier à chacun, selon son parcours, qui s’impose d’une certitude anticipée à prendre la responsabilité d’engager la psychanalyse dans ses actes. Or la prescription généralisée annule aussi le singulier de la démarche.
D’autre part, cela pourrait de plus faire entendre à l’étudiant qu’il pourrait être « en contrôle » finalement à s’autoriser à prendre cette place.
Thierry Roth souligne pourtant que le risque d’une telle précipitation au contrôle pourrait plutôt signer une façon « idéale de fuir l’angoisse »[14]. Car s’autoriser n’est-ce pas sans contrôle finalement ? Et pas sans angoisse ? Dans le sens que s’autoriser de soi-même est toujours une sorte d’anticipation, un acte qui ne pourra se lire que dans un après-coup. Lorsque Lacan énonce « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même »[15] dans Proposition du 09 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école soit un an avant le séminaire l’Envers, il opère déjà un retournement par rapport aux modalités usuelles d’alors. Il ne s’agit plus d’une accréditation, d’une validation extérieure à prendre cette place : « assurément on ne peut pas être nommé à la psychanalyse »[16] comme le souligne Lacan. Mais bien d’une déduction logique de l’analysé à s’autoriser à exercer la psychanalyse à partir du trajet opéré par son analyse.
Le discours universitaire semble alors avec cette recommandation vigoureuse tenter de maitriser sa production : il produit un psychologue, diplômé en psychologie de l’université, ayant une maitrise (intitulé précédent du master). Il ne s’agirait pas que ce produit dérive de l’attendu. La production du discours universitaire se situe du côté d’un signifiant-maître, permettant l’advenu d’un nom, rattaché à notre thèse par exemple. Mais pour Lacan, « être nommé-à, à un titre »[17] cela serait plutôt l’ « obstacle à ce qu’il sorte quelque chose de décent »[18]. Ce que Lacan énonce de ne pouvoir être nommé à est en complet décalage avec l’attendu du discours universitaire où le diplôme permet au contraire l’accession à cette nomination. A cet endroit Lacan souligne la différence avec le discours de l’analyste qui « doit se trouver à l’opposé de toute volonté, au moins avoué, de maitrise »[19].
Pas sans contrôle… Lacan justement souligne l’usage de la litote dans l’Envers : « du sans au pas sans, et de là au s’en passer »[20]. Cela nous renvoie, à ce que Lacan formule quelques années plus tard dans le Sinthome: « (…) la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. »[21]. Lacan justement utilise cette référence au nom-du père dans l’Envers pour là encore différencier les deux discours. Il pourrait répondre à la demande qui lui est faite d’en dire quelque chose suite à son séminaire interrompu. Mais il souligne qu’il serait alors du côté de l’universitaire faisant « don » en quelque sorte de son savoir à des « astudés »[22] en attente de ce savoir. Or il soutient que s’il parle comme psychanalyste, de la place du a, ce dire ne sera pas sans être recouverts d’une certaine obscurité, d’un « irréductible »[23] comme il le nomme, irréductible d’un savoir qui interrogé en fonction de vérité ne peut être qu’écorné, entamé. S’en passer n’est pas réductible à faire sans ou pas sans. Les noms-du-père peuvent être entendus comme cette somme de signifiants, ces S2 permettant l’inscription à la chaine signifiante. Dans le discours universitaire ce savoir venant de l’Autre est celui qui dirige. Dans le discours de l’analyste il est en dessous de la barre, du a. Cela ne produit pas le même rapport au nom et n’engage pas le même rapport avec les signifiants maitres. Se faire un nom après une production universitaire n’est ainsi pas du même ordre que de se servir en s’en passant des noms du père.
Que pourrait alors recouvrir ce pas sans contrôle ? De quoi le discours universitaire tente de se prémunir par cette tentative de maitrise ?
L’usage de la litote permet aussi d’atténuer l’implication du sujet désirant. Alors le « pas sans contrôle » serait-il une atténuation de l’effet désirant en jeu dans l’engagement à cette place de psychanalyste ? Serait-il une tentative de maitrise de ce désir par le discours universitaire ? Le désir, « présentification du manque »[24], est toujours quelque peu paradoxal, impétueux, indomptable… Et même si Lacan en formulant que l’analyste ne peut s’autoriser que de lui-même opère une torsion d’avec ce qui est précédemment attendu, cela ne veut pas dire que l’analyste ait à le décider seul, sans autres. En cela l’ajout d’un redoublement de l’autorisation et l’articulation avec l’être sexué par Lacan dans le séminaire Les non-dupes errent est plus que précieuse : « l’analyste (…) tout en ne s’autorisant que de lui-même, il ne peut par-là que s’autoriser d’autres aussi »[25]. Lacan précise qu’il « équilibre »[26] son dire avec ces quelques autres. Mais là encore il ne faudrait pas se précipiter dans ce nouvel aphorisme de Lacan. Les quelques autres n’ont pas la fonction de venir « boucher le trou »[27] inhérent au manque à être. D’ailleurs Thierry Roth prévient de nouveau que les quelques autres pourraient ainsi glisser à être « l’alibi de la récusation »[28] de l’angoisse.
Se décaler de la prescription n’est pas une évidence, certainement pas sans angoisse : « il y a un réel en jeu dans la formation même du psychanalyste »[29] comme Lacan le souligne en jouant sur l’enjeu du réel en jeu. Lacan propose l’Envers d’une prescription, petit décalage qui n’a rien à voir avec une maitrise du désir, formule quasiment antinomique. Le désir s’immisce dans les failles, le manque, inscrit par la structure même du langage. Ainsi Lacan souligne « que si le truchement de la parole n’était pas essentiel à la structure analytique, le contrôle d’une analyse par un analyste qui n’en a que le rapport verbal, serait strictement impensable, alors qu’il en est un des modes les plus clairs et les plus féconds de la relation analytique »[30].
[1] J. Lacan, Acte de fondation in Autres écrits, ed. du Seuil, p 229.
[2] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, leçon du 14 janvier 1970, p 58.
[3] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, leçon du 14 janvier 1970, p 57.
[4] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, leçon du 11 février 1970, p 88.
[5] J. Lacan, Discours de Rome, in Autres écrits, ed. du Seuil, p 143.
[6] M. Lerude, Quelques remarques à propos du séminaire L’Envers de la psychanalyse, Revue lacanienne, 2007/1 (N°1), p 79 à 81.
[7] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, leçon du 17 décembre 1969, p 48.
[8] J. Lacan, Acte de fondation in Autres écrits, ed. du Seuil, p 236.
[9] J. Lacan, Discours de Rome, in Autres écrits, ed.du Seuil, p 136.
[10] J. Lacan, Discours de Rome, in Autres écrits, ed.du Seuil, p 140.
[11] J. Lacan, Acte de fondation in Autres écrits, ed. du Seuil, p 235.
[12] J. Lacan, Acte de fondation in Autres écrits, ed. du Seuil, p 230.
[13] J. Lacan, Acte de fondation in Autres écrits, ed. du Seuil, p 230.
[14] T. Roth, Du contrôle aux « quelques autres » : à propos de l’angoisse du psychanalyste, Ed Ères, La revue Lacanienne, 2011 (n°10), pages 123 à 125.
[15] J. Lacan. Proposition du 09 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, in Autres écrits, Ed. du Seuil, p 243.
[16] J. Lacan, J. Les non-dupes errent, ALI, leçon du 9 avril 1974, p 164.
[17] J. Lacan, J. Les non-dupes errent, ALI, leçon du 9 avril 1974, p 165.
[18] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, Leçon du 17 juin 1970, p 257.
[19] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, Leçon du 11 février 1970, p 85.
[20] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, Leçon du 21 janvier 1970, p 75.
[21] J. Lacan, J. Le Sinthome, ed. du Seuil, leçon du 13 avril 1976, p 136.
[22] J Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, Leçon du 11 mars 1970, p 121.
[23] J Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, Leçon du 11 mars 1970, p 124.
[24] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, ALI, leçon du 11 février 1970, p 92.
[25] J. Lacan, Les non-dupes errent, ALI, leçon du 09 avril 1974, p 165.
[26] J. Lacan, Les non-dupes errent, ALI, leçon du 09 avril 1974, p 163.
[27] J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, Impromptu n°2, 3 juin 1970, p 219.
[28] T. Roth, Du contrôle aux « quelques autres » : à propos de l’angoisse du psychanalyste, Ed Ères, La revue Lacanienne, 2011 (n°10), pages 123 à 125.
[29] J. Lacan. Proposition du 09 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, in Autres écrits, Ed. du Seuil, p 244.
[30] J. Lacan, Discours de Rome, in Autres écrits, ed. du Seuil, p 145.