Reprise introduction à la Journée de l’ALI Bretagne
Propos introductifs
Marie Bernadette Créac’h
Psychanalyste - Présidente de l’ALI Bretagne - 14 mai 2022
Reprise introduction à la Journée de l’ALI Bretagne
Propos introductifs
Marie Bernadette Créac’h
Psychanalyste - Présidente de l’ALI Bretagne - 14 mai 2022
Puisque charge me revient d’ouvrir cette Journée, je pourrais commencer par me demander, par vous demander ce qui vous amène ici. Qu’attendons-nous de cette Journée ? Vous vous souvenez peut-être, nous avons eu une Journée pour l’ALI Bretagne à Carantec, nous lui avions donné le titre : Comment fait une femme pour ne pas être folle ?
L’apparition de l’angoisse saisit le névrosé fait irruption, la déraison le saisit comme le ferait un coup de folie. L’angoisse n’est pas sans danger, la menace peut être réelle et la sortie de la scène ne l’être pas moins.
Nous pouvons dire que nous avons à l’ALI Bretagne une certaine persévérance à interroger la santé mentale des femmes. Cette année, le titre que nous avons donné à cette Journée nous a été soufflé par Charles Melman lui-même.
Ceux qui ont la chance de travailler les Séminaires de Charles Melman savent combien les femmes font partie de ses sujets de préoccupation, pas de séance de ses Séminaires qui ne s’interrogent sur le côté féminin.
Freud a inventé la psychanalyse, le dispositif de la cure pour une grande part à partir de la parole des femmes sur son divan. L’autre part lui venant de sa propre analyse. A sa lecture, j’ai souvent le sentiment qu’il avance dans sa construction, pas à pas, en affirmant les points théoriques que sa propre analyse lui a permis d’avancer pour aussitôt s’interroger sur ce qu’il y aurait de singulier du côté féminin. D’où l’impression que j’ai que pour Freud les femmes seraient des hommes comme les autres (une seule libido, phallique) sauf que, toujours un peu différentes.
Avec la trouvaille de Lacan de son objet a que les deux Séminaires mis à l’étude ces deux dernières années à l’ALI : L’identification et L’angoisse, c’est un autre champ qui s’ouvre à nous. Le sujet se constitue à partir d’un manque imaginaire dans sa rencontre avec l’Autre du miroir. S’il a de lui-même une image plutôt satisfaisante (Moi-idéal), celle-ci ne trouve sa consistance que dans l’inscription d’un trait qualifié de Unaire qui donne sa matrice à la chaîne signifiante dans laquelle il va tenter de se faire représenter : nouage de l’imaginaire et du symbolique. Cette opération a pour effet de provoquer la disparition du sujet. L’angoisse est déjà là tapie.
J’ai eu l’occasion de découvrir chez une petite fille l’effet produit, sur elle-même et sur sa mère, de son retournement : qu’elle ait pû décider de se retourner d’elle-même, d’engager ce mouvement fondateur lui a donné auprès de sa mère une existence dont elles n’ont pas encore fini d’en tirer tout le profit. Elle est devenue quelqu’Un dit sa mère, non sans bonheur. Lacan situe le lieu de cet objet dans une antériorité par rapport aux objets d’échange marqués phalliquement ; l’angoisse signale la particularité du statut de ces objets qui précèdent le phallus.
Ainsi prendre la parole, engager son désir auprès de l’autre, au champ de l’Autre c’est à la fois se contenter d’être représenté comme un signifiant auprès d’un autre signifiant, c’est aussi se confronter à la perte renouvelée, répétée de l’objet.
La structure des discours telle que Lacan l’a posée suppose pour l’être parlant la constitution de l’objet a du désir.
Lacan a considéré que du côté du petit mâle, c’est à un travail de potier qu’il s’occupe. Le manque s’inscrit pour lui dans une mesure de plus et de moins, le petit Hans de Freud a commencé par organiser son monde à partir de la présence de cet organe spécial dont il était porteur et dont il va décider que tous les êtres – vivants ou non – tout ce qu’il peut nommer est porteur de cet organe. Cet indice phallique, cet index va orienter son monde. Cela suffirait-il à rendre compte de son existence, d’une tranquillité à être ? A ceci près que cet organe pourrait venir à disparaître, il pourrait être ou n’être pas selon le bon vouloir peut-être de l’Autre. Peut-être que pour le garçon, son assise phallique, cet index lui permet de pondérer la perte, cet organe qui peut être ou n’être pas, sa contingence est fixée, peut être cernée dans sa référence phallique. Ce serait je crois le sens de l’insistance de Lacan à utiliser la circoncision comme métaphore non pas de la castration mais de l’orientation du désir.
Dans la leçon du 27 mars 1963 du Séminaire l’angoisse [1] Lacan envisage la possibilité pour une femme de parler.
Etonnant, n’est-ce pas ? Lacan n’est pas très loin de l’aveu d’Alan Turing, inventeur de l’intelligence artificielle et amoureux de Blanche Neige qui disait ne pas comprendre qu’une femme puisse parler. Il avait toujours l’impression – disait-il – quand une femme commençait à parler qu’il allait sortir de sa bouche toutes sortes de choses fantasmatiques comme des serpents ou des crapauds.
Une femme aussi a son entrée vers le manque à une différence près d’avec le côté masculin, ce manque pour elle ne serait pas articulé à la castration symbolique, côté femme rien à perdre. Il dépendrait pour elle de la demande c’est à dire du rapport à la mère. Freud a présenté l’impasse côté féminin comme revendication du pénis. C’est d’ailleurs pour cela qu’il se trouve que les femmes parlent, elles aussi. « On peut le regretter – dit Lacan – mais c’est un fait. Elle veut donc, elle aussi l’objet. Et même un objet en tant qu’elle ne l’a pas. »
« Voilà pourquoi votre fille est muette » faisait dire Molière[2] au Médecin malgré lui s’adressant au père qui voulait malgré elle la marier. Par son mutisme elle entendait résister à l’autorité paternelle.
La castration symbolique (-phi) dans le stade du miroir remplit le vase, à moitié seulement. Ainsi ces histoires de vase, entre celui qui n’est pas à la hauteur et celle qui n’aurait rien à perdre pourraient nous conduire à imaginer qu’il suffirait de transvaser.
Ce n’est pas du côté de la complémentarité que Lacan nous conduit. Les histoires de couples nous le savons bien, ce n’est pas si simple.
Ce n’est pas de transvasement qu’il s’agit, mais de transfiguration.
Ce terme renvoie à Jésus-Christ, l’enfant Jésus devenu homme va se trouver transfigurer, c’est à dire prendre figure divine.
C’est ainsi par la référence au désir de l’Autre que cette opération de transfiguration du vase va s’opérer pour l’être humain, pour l’être parlant.
L’angoisse sera au rendez-vous avec l’Autre et son désir.
Pour ouvrir cette Journée de l’ALI Bretagne, je vous propose de l’inscrire dans un héritage de langue : le breton. Je vous demanderai un effort d’imagination, de rêver d’une rencontre entre Lacan au moment de ce Séminaire L’angoisse et une pièce chantée du répertoire traditionnel breton qui porte le titre : Ar rannou, les séries (encore appelée Les vêpres des grenouilles, jouant sur l’équivocité ran / raned : les grenouilles au lieu de rannou : les séries)
Ce chant ouvre le Barzaz Breiz[3] où Hersart de la Villemarqué a réuni la trace écrite de cette civilisation celtique de tradition essentiellement orale comme vous le savez. Cette pièce résonne comme des vêpres où se répètent inlassablement les même formules.
Il s’agit d’un dialogue entre le druide (Drouiz) et l’enfant (Daïk).
Le druide demande à l’enfant : « que veux-tu savoir ? ».
L’enfant : « Chante-moi la série du nombre Un ».
Le druide : « Pas de série pour le nombre Un, la nécessité seulement .
« Le trépas (l’ankou ) père de l’angoisse ( Anken ).
« Rien avant, rien de plus. »
Il s’en suit les séries elles-mêmes : à partir du 2 et jusqu’au 12.
A chaque fois un nombre se rajoute et c’est toute la série qui précède qui se répète.
Les astres, les figures totémiques : 2 ce sont les boeufs, 3 : les royaumes de Merlin, 4 : les pierres à aiguiser, 5 : les 5 zones de la terre, 6 : les enfants de cire (sortilège de la sorcellerie celtique ou références aux plantes médicinales), 7 : les éléments, 8 : les huit feux, 9 : les korrigans, 10 : les vaisseaux ennemis, 11 : les bélek (prêtres du culte du dieu Bel), et enfin 12 mois, 12 signes, mise à mort de la vache noire, rien, plus rien, plus aucune série.
Le début avec le Un : pas de série / Ankou Tad an Anken, rien avant rien de plus.
La fin avec le 12 : plus de série, plus rien.
Je dirais que le cercle se ferme autour de ce rien, topologie du tore qui enserre l’objet a.
Pas de série au Un : nécessité seulement. Le nécessaire renvoie à ce qui ne cesse pas de s’écrire, il renvoie à l’ordre symbolique. Il est là le Un pour ouvrir les séries de la demande qui se répète, encore et encore, la même et différente à la fois.
Quand la boucle est bouclée, un tour du tore est effectué : le tour du désir (cf. : le Séminaire L’identification).
Au cours des missions de christianisation de la Bretagne armoricaine, ce chant sera transformé pour faire apparaitre la référence au Dieu unique :
- Dic mihi quid unis ?
- Unus est Deus
Qui regnat in coelis.
- Dic mihi quid duo ?
- Duo sunt testamenta,
Unus est Deus
Qui regnat in coelis.
etc. les 3 patriarches, les 4 évangélistes, les 5 livres de Moïse …
Ce tercet met en valeur le rapport du Un et de la négation puisque pas de série pour le Un, seulement la nécessité. Celle-ci s’écrit d’un prélèvement heb-ken, quelque chose en moins, sans quelque chose. De cet espace défini par ce quelque chose prélevé au champ de l’Autre il apparait 2 termes : l’Ankou et l’Anken. Un jeu de lettres An Kou / An Ken qui sont reliées entre elles par un rapport de filiation : ankou père de l’anken. L’incarnation de la mort engendre l’angoisse. Le même et le différent. La coupure de l’un à l’autre de l’Un à l’Autre, l’angoisse est l’effet de cette coupure d’où le sujet s’engendre par la marque du trait unaire.
Rien avant / plus rien.
Netra kent, netra ken.
Sur l’angoisse, je pense avoir mis en valeur le lien entre le Un qui n’a pas de représentation et son antériorité pour ne pas dire sa cause se manifestant sous les traits de la figure de la mort (l’Ankou) père de l’angoisse.
Le Un relève du nécessaire, il n’a pas de série, pas de représentation, pas de signifié, le signifiant sans signifié : le nom propre, le phallus. Souvenons-nous de ce passage du Séminaire L’identification où Lacan[4] rappelait une légende bretonne [5] : L’histoire de la souris et du paysan. Le valet était au chevet de son Maître qui allait passer de vie à trépas. La question du valet portait sur ce moment de passage, entre 1 et 0 : il y a puis il n’y a plus. Nentra ken : plus rien.
Le dernier souffle de son Maître va s’incarner dans une souris, celle-ci sort de la bouche du Maître. Le dernier service que rendra le Valet à son maître sera de suivre la souris partout où elle ira. Celle-ci va passer par tous les chemins, les tâches auxquelles le Maitre avait passé sa vie. Lacan insistait alors pour dire que cette croyance relevait de la capacité de l’être parlant à s’identifier, non pas -naturellement- dans l’idée que certains se faisaient jugeant les cultures primitives moins évoluées, mais bien pour montrer que la capacité de l’humain à s’identifier relève du signifiant, a différent de a.
J’ai voulu pour introduire cette Journée, faire remarquer qu’avec Freud, c’est la prise en compte de manière centrale de la fonction phallique, pour l’un comme pour l’autre sexe une seule libido, celle-ci est phallique. Il a, d’une certaine manière, donné ses lettres de noblesse, sa dignité aux femmes qu’il recevait sur son divan, qu’il s’attachait à écouter. Référence à la loi du Père, au symbolique.
Avec Lacan, c’est une autre perspective qui s’ouvre à nous. Celle-ci traduit l’embarras à situer la parole des femmes alors que celles-ci ne sont pas-toutes organisées du côté phallique, seulement par un prêt de nom, c’est la dimension de l’objet a qui s’inscrit de ce côté, du côté féminin.
Il me plairait de penser que peut-être la trouvaille de Lacan pourrait nous éclairer sur notre organisation collective, c’est une question éminemment politique. Voulons-nous, aujourd’hui que les femmes se mettent à vouloir parler, comme des hommes, voulons-nous de cette guerre cette fois ouverte entre les sexes, ou bien d’autres directions s’offrent-elles à nous qui prennent en compte l’avancée de Lacan. C’est pourquoi, j’ai voulu illustrer mon propos par ces chants mythologiques, ces légendes qui posent bien me semble-t-il la nécessité logique du Un, le symbolique et la loi alors même que le Réel résiste : le trépas père de l’angoisse, Nentra ket, nentra Ken. Rien avant, rien de plus.
[1] Jacques Lacan : Séminaire l’angoisse, leçon du 27 mars 1963 page 313 édition de l’ALI (juillet 2021)
[2] Molière : Le médecin malgré lui
[3] T. Hersart de la Villemarqué : Le Barzaz Breiz édition de La Découverte (paru en 1981)
[4] Jacques Lacan : Séminaire l’identification leçon du 22 novembre 1961
[5] Anatole Le Braz : La légende de la mort (Ed.Jeanne Laffitte). ch 6 : Le départ de l’âme page 129